By Philidia on jeudi 12 janvier 2017
Category: News

Bienvenue à Zaun !

 
Une nouvelle batterie d'histoires débarque à l'occasion de la refonte de Warwick, et c'est bien entendu sur Zaun. Pour commencer, une longue histoire pour en apprendre davantage sur l'endroit. Les histoires des champions seront publiées dans un autre article (Parce que c'est déjà très long juste avec ça...).
 
Bienvenue dans Zaun
 
Zaun est un vaste district relié à Piltover, qui s'étend dans les vallées et les profonds canyons situés en contrebas. Le peu de lumière qui atteint cette « basse-ville », filtré par les épaisses fumées émanant de l'entrelacs de tuyaux rouillés dont elle est parsemée, se reflète sur les vitres crasseuses de ses bâtiments à l'architecture industrielle. Zaun et Piltover constituaient autrefois une seule et même cité ; aujourd'hui, ces deux sociétés sont séparées mais vivent en symbiose. Bien qu'elle soit perpétuellement plongée dans un brouillard néfaste, Zaun est une ville florissante, dont les habitants sont dynamiques et la culture très riche. L'opulence de Piltover a permis à Zaun de se développer avec elle en tandem, comme un reflet sombre de la ville des hauteurs. La plupart des marchandises qui affluent vers la riche cité finissent par se retrouver sur les marchés noirs de sa sœur en contrebas, et les inventeurs Hextech qui jugent les réglementations de Piltover trop restrictives peuvent souvent mener librement leurs expériences, si dangereuses soient-elles, dans les tréfonds de Zaun. Le développement incontrôlé de diverses technologies à risque et l'industrialisation débridée ont transformé d'immenses portions de Zaun en quartiers pollués et mal famés. Des flots de résidus toxiques stagnent dans les bas-fonds de la ville, mais même dans ces secteurs, les habitants parviennent à mener leur vie et à prospérer.
 

 
La ville de fer et de verre
 
« Grouille-toi, Wyn ! » cria Janke. « L'Ascenseur Rugissant arrive ! »

« Je sais ! Pas besoin de me le répéter ! »

Wyn entendait le grincement du fer graissé et le goût du métal s'infiltrait déjà dans sa bouche. L'intérieur de la canalisation dans laquelle il grimpait vibrait à l'approche de l'ascenseur Hexdraulique.

Il appuya son dos contre le fer, poussant des jambes de l'autre côté. Il leva les yeux : le carré de lumière qui indiquait l'extrémité du tuyau semblait distant, inaccessible. Une tête apparut au-dessus de lui : son frère aîné, Nico.

« On y est presque, petit gars », dit ce dernier en lui tendant la main. « Tu veux que je redescende ? »

Wyn refusa de la tête et se mit à pousser, le buste droit, les muscles des jambes douloureux. Pas à pas, il se hissa jusqu'à être assez proche pour prendre la main de son frère.

Nico attrapa son poignet et tira, l'extirpant de la canalisation. Wyn se rétablit mal et tomba tête la première contre la pierre de l'alcôve que connaissaient tous les gosses de Zaun, sur la paroi de la falaise. C'était à peine assez large et assez grand pour qu'ils puissent tous se tenir côte à côte sur le rebord. À environ dix mètres, on pouvait voir les trois colonnes de soutien de l'ascenseur, chacune large de deux mètres et taillée dans du métal lourd.

Feen se tenait à l'extrémité du rebord et regardait en bas avec un sourire exalté. Le vent soufflait en soulevant ses vêtements rapiécés et en emmêlant ses cheveux. Kez se tenait à côté de Nico, les joues rouges d'excitation. Janke, tapotant nerveusement un tatouage sur sa cuisse, lança un regard à Wyn.

« À cause de toi, on a failli le manquer. »

« Il n'est pas encore là ! On n'a rien manqué du tout ! »

Janke darda sur Wyn un regard noir, mais Nico était là et il n'osa rien dire ni rien faire. À la Maison de l'Espoir des Enfants trouvés, Janke jouait les petites brutes, mais le genre de petite brute qui devient utile quand les gorilles d'un Baron de la chimie s'intéressaient trop à vous.

Kez tendit la main à Wyn pour le relever. Il sourit et la saisit.

« Merci. »

« Pas de problème », répondit-elle en se penchant pour être entendue malgré le bruit.

Wyn sentit le savon avec lequel elle s'était lavée ce matin, comme une odeur de jus de citron chimique. Vu la nature de leur excursion, elle avait également fait un effort vestimentaire, fouillant parmi les vieilles robes abandonnées par les filles qui avaient trop poussé ou étaient devenues trop âgées pour la Maison de l'Espoir. Wyn s'était lui-même pouponné de son mieux, mais comparé à Kez il se sentait soudain horriblement négligé.

« Je n'ai jamais pris le Rugissant », dit-elle sans lâcher sa main. « Et toi ? »

Le grondement était de plus en plus fort. Le cliquetis mécanique du transporteur résonnait, assourdissant, entre les murs verts d'algues de l'alcôve. Feen tourna le regard vers Wyn et Janke s'enlaidit d'un vilain sourire. La peur de passer pour un gamin pataud rendit le mensonge plus facile.

« Moi ? Oui, des tas de fois ! » s'exclama-t-il, aussitôt convaincu qu'il venait de faire quelque chose de stupide. Wyn jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Les autres étaient massés sur le bord, jambes arquées, penchés contre le vent.

Wyn approcha ses lèvres de l'oreille de Kez.

« Désolé, je ne sais pas pourquoi j'ai dit ça. Je ne l'ai jamais fait. Pas une seule fois. Ne le dis pas aux autres, mais c'est un gros mensonge. »

Elle eut un soupir de soulagement.

« Tant mieux. Je ne voulais pas être la seule. »
 


Emprunter l'Ascenseur Rugissant était l'un des nombreux rites de passage pour les gamins de Zaun. C'était comme atteindre le sommet du Vieux Mordeur sans vous rompre les os, faucher la bourse de l'homme de main d'un baron ou jouer à frappe-et-cours avec un fouille-puisard sur échasses. Zaun semblait avoir une réserve sans fond d'épreuves suicidaires à vous imposer si vous vouliez être considéré comme un vrai gosse des rues endurci.

Mais pour Wyn, se lancer dans le vide depuis le rebord de la falaise, c'était l'épreuve la plus folle. Le hurlement de l'ascenseur en approche devenait de plus en plus fort, remplissant l'alcôve des stridulations du métal et du raclement des rouages.

Nico se pencha puis se retourna, sourire aux lèvres, avant de lever le pouce. Il plia les genoux et se jeta dans le vide. Battant des bras et des jambes, il disparut à la vue des autres. Ne voulant pas être en reste, Janke sauta à son tour avec un hululement sauvage. Feen suivit avec un rire de dément.

« Prête ? » cria Wyn, ses mots engloutis par le vacarme du Rugissant.

Kez approuva de la tête. Elle n'avait pas pu l'entendre, bien sûr, mais le sens de sa question était clair. Elle n'avait toujours pas lâché sa main. Il sourit et ils coururent vers le rebord de la falaise. Le cœur de Wyn battait dans sa poitrine comme un piston mécanique. Son pas faiblit, mais il était trop tard pour arrêter, à présent. Il atteignit l'extrémité de la plateforme et sauta dans le vent, dans un rugissement de défi et de peur.

Le sol disparut sous lui. Entre lui et les niveaux inférieurs de Zaun, des centaines de mètres plus bas, il n'y avait plus que de l'air. Une terreur pure, absolue s'empara de Wyn. Il eut l'impression d'être broyé par l'étau d'un forgeron et ses poumons expulsèrent tout l'air qu'ils contenaient. Wyn se vit dégringoler vers le sol, battant des bras comme s'il pouvait soudain apprendre à voler. Il regarda vers le bas. La forme ovale de l'ascenseur de fer et de verre montait vers lui à toute vitesse.

Nico, Janke et Feen étaient déjà dessus, accrochés à son cadre baroque de dentelleries de fer. Wyn s'écrasa contre le verre épais et roula. Glissant sur la courbe de la vitre, il se débattit pour trouver quelque chose à quoi s'accrocher. Ses paumes moites glissaient. Ses pieds cherchaient une adhérence. N'importe quoi pour ralentir sa glissade.

Rien.

« Non, non, non... » haleta-t-il en approchant dangereusement du rebord de l'ascenseur. « Miséricorde de Janna ! »

Un courant d'air ascendant le retourna sur le ventre et le garçon aperçut un crochet de bronze décorant fièrement le côté de l'ascenseur géant. Il se jeta dessus et il eut le sentiment que le vent, dans son dos, le poussait juste assez pour lui permettre de l'atteindre. Ses doigts se refermèrent sur le métal et sa descente vers la catastrophe fut stoppée net.

Ayant échappé à la menace d'une chute mortelle, Wyn put se rétablir et chercher Kez autour de lui. Il l'aperçut un peu plus haut, si heureuse d'avoir survécu qu'elle en riait hystériquement. Wyn ressentit lui aussi l'envie de rire ; il ne pouvait s'empêcher de sourire bêtement tout en cherchant à monter vers une surface moins anguleuse de l'Ascenseur Rugissant.

Nico eut une exclamation en le voyant et frappa du poing le bras de Janke.

« Tu vois ? Je t'avais dit qu'il y arriverait ! »

Wyn escalada jusqu'à son frère, les jambes en coton. Il prit une grande inspiration d'air frais. En bas, dans le Puisard, l'air avait de la texture, mais en montant, il s'épurait et faisait tourner la tête.

« Pas mal, petit gars, pas mal », dit Nico en lui donnant une tape sur le dos. L'aîné toussa et cracha une glaire grise sur la vitre. Nico s'essuya les lèvres de la main et Wyn remarqua le résidu gluant que cela laissait sur la peau.

« Aucun problème », dit-il.

Nico rit à sa forfanterie. « Mais ça valait le coup, hein ? »

« Oui, c'est beau », dit Kez.

Wyn approuva. Loin en dessous, cette partie de Zaun s'étendait sur le sol rocheux du canyon dans un frémissement verdâtre de lumières et de couleurs. Des arcs-en-ciel vaporeux auréolaient la Scierie et des spirales de fumée chatoyantes dansaient au-dessus des forges chimiques. Des hauteurs où ils se trouvaient, les bassins ondulaient comme des mirages d'émeraude et les lampions perçaient les ténèbres comme ces étoiles qu'il avait rarement l'occasion de voir à la Maison de l'Espoir des Enfants trouvés.

Les larmes brouillèrent les yeux de Wyn, et il tâcha de se convaincre que c'était à cause du vent. Au-dessus, Piltover étincelait avec ses tours d'ivoire et de bronze, de cuivre et d'or. Magnifique également, mais moins incarnée que la beauté de Zaun. Les rues de Zaun bruissaient de vie et d'énergie vitale dans la masse compacte d'une humanité dense. Wyn aimait Zaun. Malgré tous ses défauts, et il y en avait, son exubérance imprévisible la faisait palpiter comme Piltover n'en était pas capable.

Wyn, à travers la vitre sous lui, vit une foule de gens qui levaient les yeux dans leur direction. Les utilisateurs de l'Ascenseur Rugissant avaient l'habitude des passagers clandestins, mais ils n'aimaient pas ça. Quelques-uns étaient zauniens, mais la plupart étaient des bourgeois de Piltover retournant chez eux après une soirée dans les arcades commerciales, les restaurants aux plafonds de verre et les music-halls assourdissants de Zaun.

« Saletés de Piltos », grogna Janke. « Ils viennent s'encanailler à Zaun. Ils s'imaginent qu'ils viennent vivre dangereusement, mais au petit matin ils retournent à Piltover. »

« Il y aurait un peu moins d'argent à Zaun s'ils ne le faisaient pas », fit remarquer Kez. « Les Piltos aident Zaun et nous, nous les aidons. Et combien de journées géniales avons-nous passées à Piltover ? Tu te souviens des feux d'artifice au-dessus des Portes du Soleil lors de la dernière Fête du progrès ? Tu te souviens de cette petite Pilto pour laquelle tu avais un faible ? Tu l'ouvres beaucoup, Janke, mais c'est toujours toi qui veux qu'on remonte. »

Tous rirent et Janke devint rouge comme une pivoine.

« Je vais leur donner quelque chose à regarder ! » s'exclama Feen avec un sourire. Le gamin maigrichon ôta ses bretelles, baissa son pantalon et assit ses fesses nues sur le plafond de verre. « Salut, les Piltos, et joyeux clair de lune ! »

Et, comme un chien traînant son arrière-train sur le sol, Feen se laissa glisser sur le verre pour que chacun puisse bien profiter de son postérieur.

Les cinq gamins éclatèrent de rire aux expressions horrifiées des passagers de l'ascenseur, ces adultes qui, tout en levant le poing vers les immondes zauniens, couvraient les yeux de leurs enfants.

« On ne va pas jusqu'en haut », dit Nico en retrouvant son calme. « Babette se trouve à l'Entresol. »

« On n'est même pas sûr que Mama Elodie sera là », dit Janke.

« Elle sera là ! » assura Wyn. « J'ai vu l'affiche sur son bureau. Une image d'elle chantant sur scène, aussi vrai que le Gris succède au jour. Mais il faut qu'on se dépêche, elle commence à la huitième cloche et c'est déjà la sixième ! »

Mama Elodie était la maîtresse de la Maison de l'Espoir des Enfants trouvés, un établissement dédié au bien-être des nombreux orphelins créés par la dislocation de Zaun. Elle avait été fondée autrefois par les familles qui allaient devenir les clans de Piltover et, depuis sa création, la Maison de l'Espoir avait pris soin de plus de deux cents orphelins. Mais, au cours du siècle qui avait suivi son inauguration, l'institution avait lentement décliné : les subventions dont elle avait bénéficié, désormais, étaient dans la ville supérieure. Les riches familles des nouveaux quartiers pensaient avoir donné assez d'argent pour assécher leur culpabilité, et elles s'étaient désintéressées de la question.

Mama Elodie avait été le seul membre de l'équipe à rester quand les fonds s'étaient taris. C'était une femme à la peau brune qui prétendait être une princesse ionienne, mais Wyn pensait qu'elle avait inventé cette histoire pour attirer les donations des Barons de la chimie (n'empêche qu'il adorait l'entendre affirmer qu'elle avait choisi de voir le monde au lieu de s'ennuyer dans un palais). Wyn n'imaginait pas qu'on puisse tourner le dos à la richesse, mais il n'avait jamais rencontré d'autre Ionien, même quand il faisait des courses pour les marins sur les docks.

Tous les gosses abandonnés et les gamins errants de la Maison de l'Espoir avaient entendu Mama Elodie chanter quand elle cuisinait et faisait le ménage. Sa voix était extraordinaire et Wyn s'était souvent endormi à ses berceuses quand il était tout petit. Wyn apportait une tasse de tisane à Mama Elodie quand il avait vu l'affiche du Théâtre de Babette dépasser sous une pile de lettres. Il n'avait eu le temps de jeter qu'un coup d'œil, mais il aurait juré sur un coffre de rouages d'or que c'était Mama Elodie, chantant sous les projecteurs dans ses plus beaux atours. Elle avait surpris son regard et l'avait renvoyé d'une tape sur l'oreille avec l'ordre de s'occuper de ses affaires.

Le garçon avait tout raconté à ses amis et, en une heure, ils avaient formé le projet de faire le mur pour aller l'entendre chanter.

« Regarde ! » cria Wyn à Nico avec un coup de coude dans les côtes.

Nico baissa le regard et approuva du menton en voyant le contrôleur en uniforme hurler dans un tube de communication flexible.

« Il prévient ses collègues à l'arrivée qu'il y a des Zauniens clandestins. Mais c'est pas grave. De toute façon, on ne va pas jusqu'en haut. »

« On descend où, alors ? » demanda Feen qui, pris de compassion, remettait son pantalon.

« Il y a un vieux mécanisme de treuil juste sous la plateforme d'embarquement », expliqua Nico, pointant le doigt vers le haut. « Le coffrage est plat et large et, juste à côté, il y a un tuyau d'aération qui a perdu son toit. »

« On va encore devoir sauter ? » demanda Wyn.

Nico sourit et lui fit un clin d'œil.

« Oui, mais ce ne sera pas un problème pour un pro aguerri comme toi, hein ? »
 

 
Wyn vida ses poumons en un souffle, ses paumes ensanglantées là où elles avaient agrippé le coffrage rouillé du treuil. Son deuxième saut dans le vide avait été tout aussi terrifiant, mais cette fois, au moins, il savait qu'il en était capable. L'Ascenseur Rugissant continua sur sa lancée et Wyn fut enchanté de le voir s'en aller.

Au moins, repartir vers Zaun serait plus facile. Ils emprunteraient les marches taillées dans le roc ou se laisseraient glisser le long des colimaçons qui traversaient les constructions suspendues aux parois de la falaise.

Comme Nico l'avait promis, le coffrage du treuil était à côté d'un tuyau d'aération. Il empestait les émanations toxiques, mais au moins il était à peu près sec. Heureusement, il était assez grand pour qu'on puisse se tenir debout, ce qui signifiait qu'il avait dû lâcher sur Zaun une belle masse de saletés.

« Jusqu'où ça va ? » demanda Kez, évitant de son mieux la tourbe verdâtre qui stagnait dans les anfractuosités du fer.

« Ça ressort juste derrière la station de pompage Bonscutt, je crois », dit Nico.

« Tu n'es pas sûr ? » demanda Janke. « Je croyais que tu avais déjà fait tout ça ? »

« C'est le cas, mais c'était il y a un an et je ne sais pas si ça n'a pas changé. »

Ils suivirent le tuyau dans sa course sinueuse à travers le roc. Le métal grinça et feula au rythme des mouvements de la falaise.

« La falaise murmure encore », dit Kez.

« Qu'est-ce qu'elle dit ? » demanda Wyn.

« Personne n'en sait rien. Une fois, Mama Elodie m'a dit que la pierre portait toujours le deuil de ce qui s'est passé quand ils ont tenté de fracturer la terre pour construire le canal. De temps en temps, quand la tristesse du rocher est trop forte, il pleure et c'est toute la terre qui tremble. »

« Donc, pour autant que tu saches, on va peut-être droit sur un mur de pierre ou de métal ? » demanda Janke.

« C'est possible », répondit Nico. « Mais j'en doute. Regarde. »

Nico désignait deux petites lueurs devant eux. Des particules tourbillonnantes de poussière étaient suspendues dans l'air, et Wyn vit qu'une échelle rouillée montait à travers une ouverture carrée.

« On a trouvé la sortie », dit Nico.
 


Wyn n'était venu que deux ou trois fois jusqu'à l'Entresol de Zaun, et chacune de ces sorties lui avait laissé des impressions très vives. Situé juste sous la frontière symbolique et pour le moins changeante entre Piltover et Zaun, l'Entresol était une galerie florissante d'arcades commerciales cosmopolites, de restaurants, de salles de spectacles et de maisons de divertissement, ce qui faisait de lui l'un des quartiers les plus peuplés des deux villes. Les gens qui y vivaient étaient également convaincus que le vrai travail de Zaun se faisait ici et pas ailleurs.

Les gamins sortirent du tuyau, retrouvèrent rapidement leur route et se dirigèrent vers l'une des principales artères. Seuls Wyn et Kez savaient assez bien lire pour déchiffrer l'écriture cursive des panneaux de signalisation, et Kez les conduisit jusqu'à un large boulevard peuplé des gens les plus étonnants que Wyn eût jamais vus.

Des hommes et des femmes de Piltover et de Zaun se mêlaient harmonieusement dans la rue pavée, vêtus de linges colorés et de chapeaux à plumes. Les robes décolletées étaient plissées et rehaussées de ceintures aux couleurs pimpantes. Les longs manteaux masculins et les bottes cirées n'auraient pas duré un jour dans le cloaque des étages inférieurs.

« Tout le monde sourit », dit Wyn qui sentit ses lèvres se relever par imitation. « Et ils rient. »

« Tu rirais aussi si tu ne devais pas te battre tous les jours pour te nourrir », dit Janke.

Wyn s'apprêta à rétorquer, mais Nico secoua la tête. Janke était arrivé à la Maison de l'Espoir des Enfants trouvés plus tard que la plupart des autres pensionnaires et il était sur le point de devoir le quitter pour gagner sa vie. Il avait de bonnes raisons d'être amer.

Wyn comprenait cette amertume. Après tout, qui ne désirait avoir plus que ce qu'il avait ? Qui ne souhaiterait vivre dans un lieu plus agréable s'il en avait la possibilité ? La dure réalité du monde, c'est que les gens vivaient aussi haut qu'ils en avaient la possibilité. Beaucoup se contentaient de cette place dans le monde, mais Wyn aspirait à une vie qui lui permettrait de se promener la main dans la main avec une jolie fille, d'assister à un spectacle et de manger un bon repas au clair de lune à chaque fois que cela lui chanterait.

Sur une impulsion, il saisit la main de Kez et, comme elle ne la retira pas, il sentit son cœur battre plus vite que quand il avait sauté sur l'Ascenseur Rugissant. Nico en tête, ils se promenaient au milieu de la rue comme s'ils avaient parfaitement le droit d'être là. Ils avaient d'ailleurs ce droit, mais les regards qui se posaient sur eux montraient que, si personne n'avait l'intention de les chasser, ils n'étaient pas particulièrement les bienvenus.

Pendant un moment, Wyn prit plaisir à imaginer qu'ils pouvaient rester ici à jamais, dans ces rues éclairées par des lampadaires chimiques, entourés de gens capables de leur indiquer où trouver les meilleures friandises, les plus succulents confits de canard ou les comédies qu'il ne fallait surtout pas manquer. Il s'imagina en dandy, saluant les autres honorables citoyens et levant son chapeau aux représentants des clans en visite.

« C'est un cultivair ? » demanda Wyn en désignant un dôme de verre fumé bâti au-delà du bord de la falaise.

« Je crois », répondit Kez. « Je n'en ai jamais vu que par en dessous. »

Un pont de fer et des câbles tendus reliaient le dôme de verre à la roche et le groupe s'arrêta pour contempler la beauté de ce qu'il contenait. Derrière le verre, une petite forêt d'arbres hauts aux feuilles larges était soignée par un jardinier en robe dont la tête rase était tatouée. Une explosion de fleurs tranchait sur la tapisserie des verts dans une effervescence de pétales rouges, or et bleus. Wyn n'avait jamais rien vu d'aussi beau de toute sa vie. Il fit un signe au jardinier, tout en se disant qu'il aurait aimé traverser cette forêt avec Kez dans les senteurs des fleurs, la douceur de l'herbe sous leurs pieds nus.

Le jardinier sourit et lui rendit son salut avant de reprendre son travail.

Les cloches sonnèrent. Wyn compta sept coups.

« Allez ! » s'exclama-t-il. « Le spectacle va bientôt commencer. »

Janke se tourna vers Nico. « Tu es sûr de savoir où ça se trouve ? »

« Babette ? Oui, je connais l'endroit », dit Nico, avant de se couvrir la bouche dans une nouvelle quinte de toux. « J'y suis venu avec Aleeza, une fois, après avoir extorqué quelques pièces à un marchand de Bel'Zhun dans un concours de boisson. »

Wyn se souvenait fort bien de cette nuit au cours de laquelle, stupéfait, il avait vu son frère absorber verre après verre des litres de kouaxi, un alcool fort dont les Shurimiens disaient qu'on le fabriquait avec du lait de chèvre fermenté. C'est au vingtième verre que le marchand avait renoncé. Nico avait eu la gueule de bois pendant une semaine avant de pouvoir dépenser son argent.

« C'est par là », continua Nico tandis qu'ils pénétraient sur une place creusée comme une caverne dans la falaise.

Ce vaste espace ouvert était peuplé de gens qui parlaient, négociaient, s'adonnaient à Dieu sait quoi. Quelques personnes dotées d'optimisations métalliques traversaient la place, chacune portant le sceau d'un des Barons de la chimie, mais elles étaient peu nombreuses et s'attiraient des regards méfiants.

À l'extrémité de la place, on pouvait remarquer un grand bâtiment coloré et bruyant. Des bonimenteurs appelaient à entrer et distribuaient des tracts publicitaires. De minces colonnes de marbre noir veiné d'or formaient le portique immense du bâtiment, soutenant des statues d'animaux sauvages, de dragons et de guerriers en armure. Les reflets verdâtres de lumières chimiques les illuminaient et les flammes indécises semblaient leur donner vie.

« Je vous présente le Théâtre de Babette », dit Nico en faisant une révérence.
 


« Comment ça, on ne peut pas entrer ? » demanda Nico.

Les deux videurs étaient élégamment vêtus, mais aucune soie n'aurait pu cacher que leur métier consistait à faire mal aux gens. Des tatouages serpentaient sur leurs cous et leurs poignets, et l'un des deux hommes arborait un bras mécanique qui bruissait d'énergie. Une matraque électrique, peut-être ? Ou quelque chose d'encore plus mortel ? D'un autre côté, peut-être qu'il fonctionnait mal, tout simplement.

« On peut payer », dit Kez.

« C'est pas une question d'argent, fillette », dit le premier videur, un homme que Wyn surnomma mentalement Fétide.

« Alors quoi ? » demanda-t-elle.

« Vous n'êtes pas assez bien habillés. »

« Exactement », approuva l'autre videur, celui dont le bras mécanique miaulait. « Madame Babette exige un niveau minimum... d'hygiène chez ses invités. J'ai peur que vos loques soient un bon cran en dessous de ce niveau. »

« C'est ça, alors retournez ramper dans le trou d'où vous venez. »

« Le trou d'où on vient ? » demanda Kez, incrédule. « On est à Zaun, ici, non ? C'est d'ici qu'on vient, espèce de lécheur de boue ! »

« Décanillez, les mômes », fit Fétide. « Cette partie de Zaun, ce n'est pas votre Zaun. »

« Très bien », dit Nico en faisant demi-tour et en s'éloignant. « Partons. »

« Quoi ? Attends ! » s'exclama Wyn en lui emboîtant le pas avec les autres. « On va juste rentrer à la maison, comme ça ? »

Son frère attendit qu'ils soient assez loin pour ne plus être audibles avant de répondre derrière le paravent de la foule.

« Bien sûr que non. C'était idiot de ma part. J'avais oublié la première règle du Puisard : si on ne peut pas montrer patte blanche, on n'entre pas par la grande porte. »
 


Ils explorèrent la place pendant dix minutes avant de trouver ce qu'ils cherchaient. Wyn gardait un œil sur les portes du théâtre. On admettait toujours des gens, le spectacle n'avait donc sans doute pas commencé.

« Là », dit Feen, désignant une fumée émeraude éjectée au-dessus de toits proches. Feen travaillait pour Malkev, un gratte-Gris qui s'occupait de la maintenance des canalisations et qui jetait au gamin malingre quelques piécettes quand il se faufilait dans les tuyaux étroits pour déboucher les évacuations engorgées.

La fumée provenait d'un restaurant qui semblait servir un mélange de nourriture des rues typique de Zaun et de haute cuisine piltovienne. Les clients avaient le type artistes indolents et les plats étaient presque trop beaux pour qu'on ose y toucher.

« C'est une canalisation collective, pas de doute », dit Feen. « On sent l'odeur de la nourriture mais aussi la combustion cristalline du Théâtre de Babette. »

« J'étais sûr qu'on avait une bonne raison de t'emmener, Feen », fit Nico en conduisant le groupe par l'allée taillée dans le roc entre le restaurant et le théâtre. De lourdes caisses venues des docks étaient entassées contre le mur, sous des tuyaux qui émettaient toutes sortes de sifflements et de grognements. Des hommes aux épaules larges rentraient les caisses à l'intérieur, ahanant sous l'effort. Aucun ne jeta aux gamins plus qu'un regard rapide.

Feen suivit le cheminement des conduits avec le doigt, comptant et écoutant leurs gargouillis. Il huma l'air et sourit.

« C'est celui-là », dit-il en désignant un tuyau étroit qui passait dans le roc.

« Tu es sûr ? » demanda Janke. « Ça m'embêterait que tu te trompes et qu'on se retrouve éjectés comme des déchets. »

« Je sais ce que je dis », répliqua Feen. « Quand tu auras rampé dans autant de tuyaux boueux que moi, tu auras assez de nez pour savoir où ils mènent tous. »
 


Ils attendirent que les hommes qui travaillaient pour le restaurant prennent une pause et se servirent des caisses pour grimper sur le toit. Feen dénicha vite une trappe sur le côté du tuyau et l'ouvrit. Wyn blêmit en regardant les fumées qui sortaient de l'ouverture.

« C'est sans danger ? » demanda-t-il.

« Ne t'en fais pas », répondit Feen. « Tu te pourriras davantage les poumons en arpentant les Sentes Noires qu'en respirant ces fumées-là. »

Wyn n'en était pas si sûr, mais Feen se faufila dans le tuyau, aussitôt suivi par Kez. Janke entra ensuite et Nico fit un geste pour désigner le tuyau.

« À toi, petit gars », dit-il.

Wyn fit un signe de tête et grimpa, suivant la cacophonie de genoux glissant sur le métal, de toux et de jurons. Feen avait raison sur un point : l'air ici était renfermé, mais en rien semblable au Gris qui faisait de chaque inspiration un combat. Nico grimpa derrière lui, progressant avec régularité sur ses coudes et ses genoux. De la lumière filtrait par les fissures du métal, mais cela cessa dès que le tuyau plongea dans le roc de la falaise.

« C'est encore loin ? » demanda Nico en queue de file, sa voix résonnant bizarrement dans la canalisation. Il n'eut pas d'autres réponses que l'écho. Wyn essaya de ne pas penser à toutes les raisons possibles de ce silence. Est-ce que le tuyau avait éjecté ses amis dans le vide, comme Janke le craignait ? Avaient-ils suffoqué en traversant une poche de gaz ? Ou peut-être que la falaise était triste et avait en pleurant écrasé les silhouettes faméliques qui rampaient dans ses entrailles.

Juste avant que cette dernière idée ne paralyse Wyn de peur, une main descendit vers lui et l'attrapa par la nuque.

« Je te tiens ! » fit une voix tandis qu'on le hissait par une trappe que l'obscurité rendait invisible. Wyn poussa un cri avant de réaliser que c'était Janke qui le tirait vers le haut. Il se retrouva sur un plancher de bois, dans une pièce sans lumière. Non, pas tout à fait sans lumière, une légère lueur filtrait sous une porte proche. Les yeux de Wyn s'accoutumèrent à la pénombre et il découvrit que la pièce était remplie de tout un attirail d'artistes et de comédiens en désordre, d'étagères surchargées de masques, de costumes criards, de décors peints et d'accessoires.

Feen riait en faisant le tour de la pièce, la tête recouverte par une fausse tête de cheval. Kez portait une couronne dorée constellée de gemmes qui entouraient, au centre, un gros joyau rouge. Janke manipulait une épée de bois peinte pour faire croire à de l'argent.

Wyn sourit tandis que Nico s'extirpait du tuyau derrière lui. Il se sentait un peu étourdi, sans savoir si c'était à cause des fumées ou du plaisir d'être entré.

« Bien joué, Feen », dit Nico en s'époussetant et en toussant de nouvelles mucosités grisâtres.

Feen lâcha le costume de cheval, rayonnant sous le compliment inhabituel. Il ouvrit la bouche, mais un roulement de tambour et un couinement de biniou l'interrompirent.

« Ça commence », dit Kez.
 


À l'intérieur, le Théâtre de Babette était aussi impressionnant qu'à l'extérieur. Le hall principal, avec ses tissus chatoyants et ses balcons ornés, était dominé par un plafond en dôme décoré par des fresques stupéfiantes de forêts, de montagnes et de lacs d'un bleu étincelant. Un énorme chandelier de cristal pendait au centre et des constellations tournoyantes éclairaient la salle de lumières mouvantes.

Des centaines de personnes étaient présentes, des fêtards vêtus à la mode et des danseurs qui avaient abandonné au vestiaire leurs inhibitions avec leur manteau. Au bout, sur une estrade, des musiciens jouaient de tout leur cœur des mélodies qui fouettaient le sang et donnaient envie de taper du pied. La musique avait quelque chose de contagieux et Wyn rit lorsque Kez le tira avec elle sur la piste de danse. La vue de cinq puigniards aurait provoqué une réaction n'importe où, mais ici, dans le tourbillon des danseurs et des chanteurs, elle fit à peine hausser un ou deux sourcils.

Les gamins évoluaient avec l'aisance de ceux qui savent échapper en un clin d'œil à la poigne d'un gendarme de Piltover. Feen gambadait en remuant les bras comme un dément. Janke dodelinait de la tête, perdu dans sa musique intérieure. Nico dansait avec grâce et fluidité, s'arrêtant de temps en temps pour glisser un mot à une jolie fille. Wyn lui fit un signe de la main tandis qu'il tourbillonnait avec Kez dans un abandon euphorique.

La musique était si forte qu'ils ne pouvaient pas parler.

Wyn s'en moquait.

Les lumières chimiques projetaient des arcs-en-ciel vers le chandelier qui les renvoyait en aurores boréales kaléidoscopiques. Wyn leva les mains, comme pour essayer d'attraper les lumières. Kez jeta ses bras autour de son cou et les tendit aussi vers les couleurs. Le jeune garçon sentit l'odeur de savon et de sueur de la jeune fille, le parfum de ses cheveux et la chaleur de son corps. Il aurait voulu que ce moment ne cesse jamais.

Mais il cessa.

Une main puissante s'abattit sur l'épaule de Wyn et il fut mordu par la tristesse de voir s'évanouir un moment qui ne reviendrait jamais. Il faillit vociférer son indignation, mais les mots moururent sur ses lèvres quand il réalisa que c'était Fétide le videur qui le regardait.

« Je croyais vous avoir dit de retourner dans votre trou ? »

Il lança un regard à Kez et vit que sa poitrine se soulevait d'excitation. Elle fit oui de la tête à la question qu'il n'avait pas posée et lui tendit la main.

Wyn entrelaça ses doigts aux siens et hurla : « Cours ! »

Il s'arracha à la poigne de Fétide et ils s'élancèrent vers le centre de la piste de danse. Kez poussa un hurlement sauvage et tous deux se faufilèrent entre les danseurs comme lorsqu'ils jouaient à chat dans le Puisard. Ils couraient la main dans la main, Fétide sur leurs talons. Le videur tâchait de se frayer un chemin parmi les danseurs, mais Kez et Wyn avaient appris à se servir de leurs jambes dans les rues de Zaun. Ils savaient se débarrasser aussi bien des gendarmes que des truands et des vigilnautes.

Un videur en surpoids ne représentait pas un danger pour eux.

Ils entendirent les hurlements enragés de Fétide se mêler à la musique, comme s'il chantait. Ils le firent joyeusement tourner en bourrique, s'accroupissant sous les danseurs virevoltants. Kez serrait fermement la main de son ami. Wyn ne put s'empêcher de rire de bonheur alors même que Fétide commençait à se rapprocher. Mais juste au moment où la main de l'homme allait s'abattre sur son épaule, Fétide s'effondra sur la piste de danse, frappé en plein visage par le coude de Feen.

Les gamins le laissèrent gigoter au sol. Wyn n'avait jamais rien éprouvé d'aussi exaltant. Même en courant, ses pieds suivaient le rythme de la musique. Chaque note semblait n'avoir été composée que pour ce moment. Ils riaient comme des fous dans la débauche de sons et de lumières, unis comme jamais ils ne l'avaient été dans le passé.

Puis la musique cessa. Les lumières s'éteignirent et un simple brûleur focalisa sur la scène tous les regards. Les danseurs, qui ne dansaient plus, poussèrent un soupir collectif lorsqu'une femme apparut au centre de la scène. Magie ou procédé théâtral, Wyn ne savait pas et ne s'en souciait pas : c'était une entrée splendide.

« Mama Elodie », dit Kez.

Wyn savait que c'était elle, mais il avait du mal à reconnaître l'austère matrone de la Maison de l'Espoir dans la déesse qui se dressait devant eux. Ses longs cheveux étaient attachés par de subtils entrelacements de perles et de billes de jade qui brillaient comme de jeunes étoiles. Elle portait une robe d'un vert lumineux qui retombait en plis dans des miroitements de soie fine.

Ils n'avaient jamais vu plus belle femme.

Mama Elodie leva la tête et la musique, jusque-là lente et glaciale, s'éleva jusqu'au rythme d'un cœur battant. Sa tête suivait le tempo de la musique et sa peau sombre scintillait sous la poussière de diamants. Ses yeux balayèrent la foule, semblant observer chacun dans le théâtre d'un regard intense. Elle sourit, comme si elle était surprise de voir tant de gens, et la chaleur de ses yeux en amandes toucha tous ceux qui l'aperçurent. Wyn se sentit enveloppé par sa bonté, comme si on le soulageait brusquement d'un fardeau qu'il ne savait même pas porter.

Et elle commença à chanter.

Il ne connaissait pas les mots, mais ils coulaient comme du miel, à mi-chemin de la chanson et du murmure. Chaque note était emportée comme des feuilles par une chaude nuit d'été, tourbillonnant doucement dans la salle. La voix gagna en hauteur et en volume et Wyn sentit sa peau vibrer. Il laissa la chanson de Mama Elodie s'emparer de lui. Il éprouvait un sentiment enchanteur d'intense connexion avec Kez. Les yeux de la jeune fille trouvèrent les siens et il sut qu'elle ressentait la même chose.

Mais ça n'était pas que cela.

Wyn comprenait que cette connexion le reliait à toutes les personnes présentes, dans une impression d'unité qu'il n'aurait jamais crue possible. Les mains de Mama Elodie sculptaient l'air tandis que sa voix puissante remplissait le hall d'harmonies qui pénétraient la peau et les os et apaisaient toutes les aspérités. De la sueur brilla sur ses joues et les veines durcirent à son cou.

Quel que soit l'art qui lui permettait de créer une telle musique, il était à l'évidence éprouvant.

La lumière qui remplissait la salle baissa de nouveau au fur et à mesure que sa voix regagnait en douceur. Les notes fondirent comme de la neige au printemps, comme un crépuscule dans un océan hivernal. Des larmes coulaient sur le visage de Wyn et il savait qu'il n'était pas le seul à pleurer. Des dizaines d'hommes et de femmes avaient les yeux mouillés et tendaient le bras vers Mama Elodie pour la supplier de ne pas s'arrêter. Elle se balançait sur la scène, sa chanson proche de la fin.

Avec une lenteur infinie, une plateforme sur la scène la faisait descendre jusqu'à disparaître. La voix de Mama Elodie devint de plus en plus douce, ne fut plus qu'un murmure.

Et puis tout se tut.

La salle était entièrement plongée dans l'obscurité à présent. Wyn laissa un soupir s'échapper de lui tandis que les lumières se rallumaient. Il cligna des yeux, le temps de se réhabituer, et constata que les brûleurs chimiques avaient presque tout consommé. Combien de temps la chanson de Mama Elodie avait-elle duré ? Des heures ? Des minutes ? Il n'en avait aucune idée. Wyn se sentait épuisé, mais en même temps régénéré. Ses pensées étaient plus légères, ses poumons nettoyés. Il se tourna vers Kez et vit qu'elle éprouvait la même sensation. Tout le monde souriait dans la salle, les amis comme les inconnus saisis ensemble par la magie partagée de ce qu'ils venaient de vivre.

Nico, Feen et Janke approchèrent ; chacun d'eux avait eu sa propre révélation. Wyn ignorait de quoi il s'agissait, mais il était évident que chacun d'eux se sentait changé.

« Tu as...? » demanda Wyn.

« Oui », dit Nico.

Les cinq orphelins de Zaun se prirent dans les bras, partageant un bref moment de plénitude qu'ils ne connaîtraient plus jamais. Quand ils cessèrent leurs étreintes, ce fut pour voir les deux videurs devant eux, les poings fermés. Le nez de Fétide était de traviole. Il avait l'air moins laid, pensa Wyn.

« Je crois me rappeler qu'on vous a dit de déguerpir », dit l'homme au bras mécanique.

« Sales puigniards », grogna Fétide, le nez encore sanguinolent. « Ils s'imaginent qu'ils peuvent nous semer. »

Il tapota sa paume du poing fermé, pour souligner ses propos.

« Il est temps que vous filiez, et je ne vous promets pas que ce sera sans douleur », dit l'homme au bras mécanique, presque comme s'il s'excusait.

« Ce ne sera pas nécessaire », fit une voix mélodieuse derrière eux.

Wyn soupira de soulagement tandis que Mama Elodie posait sa main sur sa nuque. Ses doigts étaient chauds et il sentit un grand calme l'envahir.

« Ils sont avec vous ? » demanda Fétide.

« En effet », dit Mama Elodie.

Les deux videurs donnèrent l'impression de vouloir protester, mais ils en vinrent visiblement à la conclusion que se disputer avec la tête d'affiche devant son public n'était sans doute pas une bonne idée. Ils firent demi-tour, non sans avoir plongé un regard noir sur chacun des gamins pour leur faire comprendre qu'ils avaient échappé à la raclée cette fois-ci, mais que revenir au Théâtre de Babette serait vraiment une mauvaise idée.

Wyn se tourna vers Mama Elodie, mais la magie qu'elle dégageait sur scène s'était totalement évanouie. La princesse ionienne avait disparu et la matrone de Zaun était de retour. Elle les regardait avec des prunelles dures.

« J'aurais dû les laisser vous donner une bonne leçon, vous l'avez méritée », dit-elle en les poussant vers la sortie du théâtre. Les autres baissèrent la tête, acceptant la remontrance, et seul Wyn saisit la lueur d'amusement dans ses yeux. Ce qui n'empêcherait pas leur avenir immédiat d'être riche en corvées de tout type.

« Vous avez été fantastique », dit Kez tandis que Mama Elodie les conduisait loin du théâtre vers la Rue de la Plongée. On y trouvait une station où s'arrêtaient les transporteurs tardifs en direction de Zaun ; au moins, ils n'auraient pas besoin de faire des acrobaties ou de s'enfiler des milliers de marches pour rentrer. Nico, Feen et Janke firent un geste de la main et détalèrent, ils étaient assez vieux pour repartir par leurs propres moyens sans demander la permission. Ça ne chagrina pas Wyn ; il était avec Kez et Mama Elodie et cette descente au clair de lune vers la Maison de l'Espoir des Enfants trouvés lui convenait parfaitement.

« Où avez-vous appris à chanter comme ça ? » demanda Kez.

« Ma mère m'a appris quand j'étais petite. Elle venait... d'une vieille lignée ionienne, mais sa voix était bien plus belle que la mienne. »

« C'était une très belle chanson », dit Wyn.

« Toutes les chansons des Vastayas sont belles », dit Mama Elodie. « Mais elles sont tristes, aussi. »

« Pourquoi ? » demanda Wyn.

« La vraie beauté n'est belle que parce qu'elle prend fin », répondit Mama Elodie. « C'est pour cela que certaines de leurs chansons sont trop tristes pour pouvoir être chantées ces temps-ci. »

Wyn ne comprit pas vraiment. Comment une chanson pouvait-elle être si triste qu'on ne puisse la chanter ? Il voulut en savoir plus, mais plus ils s'éloignaient du Théâtre de Babette, moins cela lui paraissait important.

Il leva les yeux. Les lumières chimiques et les étoiles se reflétaient sur la ville de fer et de verre tandis qu'ils empruntaient au bord de la falaise les rues qui les ramenaient chez eux. Wyn observa la dernière lueur de la lune qui disparaissait derrière les nuages et prit une grande bouffée d'air frais, sachant que c'était la dernière fois avant longtemps.

« Vous vous rendez compte que vous allez récurer les casseroles et frotter le sol pendant tout le reste de la semaine ? » demanda Mama Elodie.

Wyn fit oui de la tête ; cela ne le dérangeait pas. Il tenait toujours la main de Kez. Une semaine de corvée, ce n'était pas cher payé.

« Aucun problème », dit-il. « Ça me va parfaitement. »
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