By Philidia on vendredi 2 décembre 2016
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La fête du progrès

 
En ce moment, les amateurs de lore sont servis. Ceux qui n'apprécient pas les longs pavés de texte en revanche... Quoiqu'il en soit, avec toutes les nouvelles que Riot est capable de sortir, on peut observer une évolution intéressante de la gestion de l'histoire du jeu. Avec un peu de chance, la finalité sera autour de romans ou d'autres œuvres du genre, racontant l'histoire de Runeterra !
 
La fête du progrès
 
Tamara se force à se lever de bonne heure ; ce n'est pas une habitude trop dure à prendre quand on dort à même la terre avec les feuilles mortes pour toute couverture. C'est plus difficile quand on jouit d'un matelas de plumes d'oie et de draps de coton fin. Les rideaux sont ouverts et des flaques de lumière chaude parsèment le sol de sa chambre du troisième étage. Lors de sa première nuit à Piltover, elle avait tiré les rideaux. Résultat : au matin, elle avait dormi deux heures de trop après le lever du soleil.

Elle s'arrache de son lit, avance nue jusqu'à la fenêtre et tapote la vitre colorée de son doigt recouvert de cals, abîmé et noirci de suie à cause du travail à l'atelier. La lumière se réfléchit sur sa peau, éclairant une silhouette de muscles secs qui a la minceur des loups. Pourtant, elle se passe une main sur le ventre, comme pour vérifier qu'elle ne s'est pas trop amollie. À ses pieds, la rue pavée est déjà animée ; les marchands installent leurs étals pour ne manquer aucune affaire de la Fête du progrès. Entre tous les bâtiments pendent les pavois et étendards qui donnent à la rue étroite un air festif si étranger à la ville où Tamara a grandi. Des bannières pourpres et or, ornées de rouages et de clés, sont suspendues aux tours lointaines qui surplombent les quartiers des clans. C'est là-bas que se trouve la source des fleuves de richesses qui abreuvent les rues de Piltover.

Tamara sourit à cette pensée et se détourne de la fenêtre. Sa chambre est propre et soigneusement rangée : une place pour chaque chose, et chaque chose à sa place. Les carnets forment une pile à l'extrémité de son établi, à côté de ses outils, de ses compas Hextech et de ses plans bien pliés. Le repas d'hier (pain noir, fromage et fruits secs) est posé près de ses outils : il n'a pas été entamé. Un petit fourneau pour forger le métal est ingénieusement encastré dans le mur de briques, sous un système de tuyaux de fer qui en évacue les fumées par le toit. Au centre du bureau se trouve une boîte en bois. Elle contient l'objet qu'il lui a fallu des mois pour construire, en s'aidant des plans inscrits roulés en parchemin qu'elle a cachés sous son matelas.

Elle prend le pot de chambre sous son lit et se soulage avant de se rafraîchir avec les poudres et cosmétiques fournis par la maison. Elle revêt les vêtements simples de l'apprentie : jambières, combinaison truffée de poches et pourpoint agrémenté d'un ingénieux système de crochets et d'épingles qui permet d'arracher la tunique d'un geste vif. La nécessité de cette tenue l'a étonnée, au début, jusqu'à ce que Gysbert lui explique en rougissant que c'est la meilleure manière de survivre si le pourpoint prend feu dans l'atelier.

Elle observe son reflet dans un miroir poli qui pend à un crochet de cuivre à l'arrière de sa porte, et attache ses cheveux avec une lanière de cuir et une barrette de cuivre. Tamara fait courir ses doigts sur ses pommettes hautes et sur la ligne de son menton, satisfaite de ce qu'elle voit. Colette ne cesse de dire qu'avec son physique elle pourrait prétendre à bien mieux, mais son amie est bien jeune et ne sait pas encore combien il peut être dangereux de se faire remarquer.

Tamara enfourne la boîte de bois dans sa musette, avec son repas et un mélange de carnets et de crayons. Elle a le trac, mais c'est compréhensible. C'est un grand jour, pour elle, et elle ne veut pas échouer.

Elle enlève la chaise qui cale sa porte et fait tourner la roue crantée pour débloquer les barres qui la maintiennent en place. Comparé à l'endroit d'où elle vient, Piltover est un lieu sûr et son taux de crimes violents est ridiculement bas. Ses habitants ne sont pas victimes de la brutalité quotidienne qui trouble la plupart des autres villes, mais ils ne sont pas assez stupides pour croire qu'un verrou sur leur porte est un luxe.

Surtout au cours des semaines qui précèdent la Fête du progrès.
 
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Tamara verrouille sa porte et s'arrête dans l'escalier pour vider son pot de chambre dans le vide-ordures central de la maison des apprentis : il est prévu pour ça. Elle se demandait naguère où tout cela débouchait, mais elle a cessé de se poser des questions sur la destination des excréments. On peut seulement imaginer que là-dessous, à Zaun, un prodigieux jardin s'épanouit comme nulle part ailleurs. Elle place le pot dans la niche qui lui est destinée pour qu'il soit nettoyé et descend l'escalier en colimaçon jusqu'à la salle à manger commune. Quelques-uns des autres apprentis sont en train de rompre leur jeûne ou de bricoler frénétiquement des appareils grâce auxquels ils espèrent être enfin repérés par l'un des clans. Tamara resserre la main sur sa musette, fière de ce qu'elle a réalisé. Elle a scrupuleusement suivi les plans, même s'il lui a fallu pour cela renoncer à son penchant professionnel pour les réalisations parfaites.

Elle répond de la main à quelques salutations fatiguées, mais ne s'arrête pas pour parler. Cela doit faire deux semaine qu'aucun apprenti n'a pu dormir plus d'une heure ou deux chaque nuit, et Tamara ne serait pas surprise si l'un d'entre eux finissait par tomber de fatigue en plein milieu des auditions du jour. Elle franchit la porte qui donne sur la rue avant que quiconque ait pu l'intercepter et l'intensité du soleil l'éblouit.

Les hauts bâtiments sont construits en pierre de taille avec des poutres apparentes chanfreinées. Les rayons scintillent sur les surfaces embellies de décorations de bronze, de verre et de cuivre. Les rues sont animées et bruyantes, remplies d'hommes raisonnablement bien habillés, de femmes qui vaquent à leurs occupations. Des coursiers se faufilent entre les apprentis, les marchands de victuailles et les teneurs de compte qui agitent le poing en déversant sur eux tout leur vocabulaire d'insultes. Quelques vendeurs à la sauvette déploient leurs marchandises suspectes sur des couvertures posées sur des tonneaux, prêts à filer si un gendarme pointe le bout du nez. Des gosses clandestinement montés de Zaun par l'Ascenseur Rugissant rôdent au bout de la rue, épiant les passants à l'air vulnérable, attendant le bon moment pour jouer les tire-laine. Ce sont les plus jeunes, les plus inexpérimentés, ceux que les gamins plus âgés et plus costauds ont éjectés du terrain de chasse bien plus facile des ponts.

Tamara garde l'œil sur eux en descendant la rue d'un pas mesuré et précis. Elle n'a pas grand-chose qui puisse intéresser un voleur, mais aujourd'hui, moins que jamais, a-t-elle besoin qu'un petit rat lui soutire quelque chose qui ne lui appartient pas. L'odeur du poisson frit et du pain shurimien encore chaud, à l'entrée d'un restaurant, la fait saliver. Mais elle se contente d'arrêter une femme qui pousse un tonneau à roues encerclé de tuyaux sifflants, et elle lui achète une tisane chaude et l'une de ces pâtisseries très sucrées dont elle s'est sans doute trop entichée.

« Bonne Fête du progrès ! » lui dit la femme tandis que Tamara lui glisse dans la paume un rouage d'argent en lui disant de garder la monnaie. « Que les rouages tournent dans le bon sens pour toi, aujourd'hui ! »

L'accent de la vendeuse est étonnamment léger et paisible, comme si elle avait tout le temps de bavarder à satiété, mais ce n'est pas si rare de ce côté des Marchés limitrophes : un mélange d'affectation piltovienne et de familiarité zaunienne.

« Merci », répond Tamara. « Que le Gris épargne toujours ta porte. »

La femme se touche la tête et le cœur, signe certain que ses parents venaient à la fois des deux mondes. Les citoyens de Piltover et de Zaun aiment prétendre que les villes n'ont rien de commun, mais elles sont bien plus mêlées que quiconque ne l'admet. Tamara engloutit sa pâtisserie en suivant la rue jusqu'au bout, vingt pas plus loin, et rejoint l'Avenue Horologica. Elle tourne à droite en finissant sa tisane et compte ses pas jusqu'à chaque nouveau carrefour. Les bâtiments ici sont plus riches que dans le quartier des apprentis où elle demeure ; des colonnes de fer soutiennent des façades de granit poli.

Beaucoup de façades sont équipées de lampes techno-chimiques qui donnent à l'air matinal une odeur acide, actinique. Compte tenu de l'heure, il semble absurde de les allumer, mais Tamara a fini par apprendre que la richesse et le pouvoir affichés ont beaucoup d'importance dans la société de Piltover, d'autant que l'un dépend de l'autre. Elle ne voit que cela, où qu'elle regarde : dans la coupe des vêtements, dans la splendeur des couleurs, dans la philanthropie bien mise en valeur. Tamara voit de nombreux couples faire leur promenade matinale : hommes compassés et femmes jouant sur la gamme des sobriétés élégantes. Une femme porte une plaque de joue remontant en loupe Hextech sur un œil. Son bras est posé sur celui d'un homme dont le gantelet métallique réfléchit les éclats du soleil. De l'autre côté de la rue, un personnage voûté en salopette porte sur le dos ce qui semble être un appareil respiratoire : des réservoirs remplis de liquide vert bouillonnant qui ventilent des bouffées de vapeur.

Elle voit les regards d'admiration et d'émerveillement, mais elle a été formée à remarquer ce qui échappe aux autres.

Les deux améliorations Hextech sont fausses.

Tamara a étudié les balbutiements de la technologie de Piltover d'assez près pour savoir reconnaître ce qui est vrai de ce qui ne l'est pas. La plaque de joue est de l'argent moulé collé au visage de la femme et sa loupe n'est qu'un outil de lapidaire dont le poinçon de fabrication est probablement fictif. La main de son compagnon est un bracelet de bronze ordinaire dont les veines de verre sont remplies d'algues bioluminescentes récupérées dans un bassin de Zaun. Seul l'appareil respiratoire est authentique et les yeux injectés de sang de l'homme voûté, combinés à sa salopette solide et passée, indiquent à Tamara qu'il vient des profondeurs de Zaun.

Elle passe de l'Avenue Horologica à la Rue Glasswell, longe le Boulevard des Cent Tavernes et remonte de l'Avenue sidérale à la Plaza Incognia, où la grande sphère de Zindelo demeure, inactive, depuis la disparition mystérieuse de son inventeur l'année dernière. Les foules se rassemblent autour de la machine : des inventeurs amateurs, des artistes et des Zauniens pâles et maladifs qui sont montés en ville pour la journée.

Gysbert lui a expliqué que la Fête du progrès n'avait pas la même signification dans sa ville natale de Zaun, qui pour lui reste la véritable Cité du progrès originale, comme à l'époque où Piltover n'existait pas encore. En haut, la Fête du progrès commémore le jour où les Portes du Soleil se sont ouvertes pour la première fois, permettant aux routes commerciales de rejoindre aisément l'est et l'ouest de Valoran. Elle marque également le moment où les taxations de ce commerce ont fait entrer à flots l'or dans les caisses de la ville. En dessous, à Zaun, c'est le jour où l'on se souvient des morts de l'entreprise géologique qui a permis de créer le passage est-ouest et qui a plongé sous l'eau des quartiers entiers.

Une journée, deux conceptions très différentes.

Tamara traverse la place en esquivant les coursiers porteurs de tubes pneumatiques qui foncent livrer leurs messages. Une courtière en promenade, Noami Kimba, lui fait signe et lui envoie un baiser. Elles se sont rencontrées trois fois, dans l'air suffocant du soir, et à chaque fois Kimba lui a proposé de passer la nuit entre ses bras. Tamara a refusé à chaque fois, trop occupée pour les distractions, mais si elle n'est pas contrainte de quitter la ville aujourd'hui, elle acceptera peut-être la prochaine fois. Elle va jusqu'à l'arche, au nord de la place, où entre un homme à la barbe foisonnante, aux épaulières d'acier et au casque de fer. Ses bras sont des monstruosités pneumatiques actionnées par des pistons et Tamara reconnaît l'un des hiérophantes sans nom de la secte des Glorieux Évolués. Il grogne en la regardant et pénètre dans le square pour haranguer les passants dans un mélange fervent de théologie et de techno-sorcellerie. Elle lui tourne le dos et entre dans la Voie Oblique, en direction du Pont de la Techmaturgie, comptant ses pas au fur et à mesure qu'elle avance.

La ville s'ouvre devant elle, révélant la grande fissure qui sépare le nord et le sud de Piltover. Le gouffre béant semble très ancien et pourrait être le résultat de forces géologiques, mais il est bien récent et n'a absolument rien de naturel. C'est l'orgueil de l'homme et son désir de maîtriser les éléments qui en sont responsables. Tamara admire la volonté qu'il a fallu pour élaborer un tel plan. Un plan si audacieux que la fracture du sol et la destruction de la moitié de Zaun ont été considérées comme un prix acceptable en échange d'une prospérité future.

La grande tour de l'Université de techmaturgie s'élève avec arrogance au centre du large canyon, ancrée de part et d'autre par des ponts suspendus et d'épais câbles de fer qui chantent comme les cordes d'une viole lorsque le vent souffle puissamment depuis l'océan. Le pont principal est une merveille de fer et de pierre où se presse la foule qui cherche à rejoindre l'autre côté de Piltover, maudissant les vendeurs de vin et de sucreries dont les étals ont créé, au centre, un goulet d'étranglement. Des fêtards ivres dont la nuit finit à peine sont poussés vers l'avant par des gendarmes en veste bleue, bottes luisantes et pantalons à carreaux. Dans n'importe quelle autre ville, ils auraient l'air ridicules, mais ici, leur tenue tapageuse ne choque personne. Des gamins équipés d'anneaux-rasoirs remontent la foule et plus d'un fêtard se rendra bientôt compte que sa bourse n'est plus à sa ceinture.

C'est au nord de la ville que la plupart des clans ont installé leurs demeures et leurs ateliers bien protégés. La plupart des gens, aujourd'hui, vont dans cette direction. Tamara voit de nombreux apprentis traverser le pont. Tous transportent leurs inventions avec autant de précaution qu'une mère qui porterait son nouveau-né. Elle cherche les visages familiers de Gysbert ou de Colette, mais il y a trop de monde pour repérer ses compagnons. Tamara va jusqu'à l'extrémité du pont et prend une grande goulée d'air. D'habitude, elle n'a pas le vertige, mais l'extraordinaire différence d'échelle entre Piltover et Zaun a de quoi couper le souffle.

Deux statues de dignitaires en robe flanquent la route du pont, l'une symbolisant l'esprit de la richesse, l'autre l'essence de l'honnêteté. Tamara extirpe de sa poche une piécette de bronze et la place dans la paume de la première statue. Son poids déclenche un mécanisme interne et les doigts se referment sur la pièce. Lorsqu'ils se rouvrent, quelques instants plus tard, la pièce a disparu.

« Je choisis toujours l'autre », fait un homme à côté d'elle. Il est séduisant, les cheveux bruns, la peau douce : autant de signes qui trahissent sa richesse. Son haleine empeste encore le vin de la nuit. « Je trouve que cela aide pour s'offrir ce qu'on n'a pas. »

Tamara l'ignore et poursuit sa route.

Il la suit, rendu collant par l'ébriété et par sa bourse pleine.

« Allons, jeune demoiselle, il n'y a aucune raison de vous montrer grossière. »

« Je ne suis pas grossière, je dois juste aller quelque part et je ne veux pas vous parler. »

Il la suit sur le pont en riant : à l'évidence, elle est un défi pour quelqu'un qui croit pouvoir tout acheter avec quelques pièces d'or.

« Ah ah, vous êtes une apprentie, n'est-ce pas ? » dit-il, reconnaissant enfin ses vêtements et remarquant son sac sur son épaule. « Vous vous rendez aux auditions, hein ? Vous espérez attirer l'attention d'un maître artisan et entrer dans l'une des grandes maisons, sans doute ? »

« Ça ne vous regarde en rien, mais oui », répond-elle, espérant qu'il sentira la brusquerie de son ton et la laissera tranquille. Mais il presse le pas, au contraire, et se place devant elle, l'empêchant d'aller plus loin. Il la toise comme on examine un morceau de viande avant de l'acheter.

« Tu es un bien joli spécimen, ma petite. Un peu maigrichonne, mais rien qu'on ne puisse régler par quelques repas chez Lacabro, pas vrai ? Qu'en dis-tu ? C'est la Fête du progrès, tout le monde devrait s'amuser un peu, non ? »

« Je ne suis pas intéressée », répond Tamara en tentant de le contourner. « Hors de ma route et laissez-moi tranquille. »

« Maintenant, écoute-moi bien, ma petite, je suis Cella Allabroxus et je connais beaucoup de gros bonnets dans le nord de la ville », dit l'homme sans cesser de bloquer le chemin. « Passe la matinée avec moi et je glisserai un mot en ta faveur, histoire que ton audition soit prise en considération, si tu vois ce que je veux dire. »

« Non, merci », répond Tamara, qui voit bien ce qui va suivre. L'homme s'apprête à lui prendre le bras, mais elle lui saisit la main avant le contact et la tord, lui arrachant un cri de douleur et de surprise. Si elle applique un cran de pression supplémentaire, le poignet cassera comme une brindille. Elle se sert de la douleur qu'elle inflige pour acculer l'homme contre le parapet. Son vertige a disparu ; elle bloque Cella Allabroxus dos contre le muret de pierre, qui lui arrive à la taille.

« Je vous ai poliment demandé de me laisser tranquille », dit-elle en appuyant sur le poignet d'Allabroxus qui ne peut retenir un gémissement. « Maintenant, je vais vous le demander encore, quoique moins poliment. Laissez-moi tranquille ou je vous fais basculer par-dessus le parapet, histoire de voir à quoi vous ressemblerez une fois dispersé sur les toits de Zaun : ils penseront sûrement que vous êtes un autre de ces alcooliques incapables de marcher droit sur le pont. Est-ce que c'est bien clair ? »

Il approuve de la tête, mais il souffre trop pour parler.

« Je n'ai pas besoin que vous glissiez un mot en ma faveur. J'ai tout le talent dont j'ai besoin et je réussirai ou j'échouerai par mes propres moyens, merci bien. Maintenant, souriez-moi, partez et rentrez chez vous. Cuvez votre vin et souvenez-vous de ce moment à chaque fois que vous serez tenté de manquer de politesse envers une femme. »

Cella Allabroxus laisse échapper un hoquet quand Tamara lui lâche le poignet. Un court instant, elle voit que l'homme est sur le point de lui répondre par une insulte, mais elle fronce les sourcils et il se ravise. En massant son poignet, il repart hâtivement là d'où il est venu et Tamara soupire d'un air fatigué. Elle attire l'attention d'une bande de gamins aux mains lestes qui cherchent une proie de l'autre côté de la voie et leur indique du menton la direction d'Allabroxus qui s'enfuit. Les gosses comprennent immédiatement et prennent l'homme en chasse.

« Qu'est-ce qui vient de se passer, au juste ? » demande une voix juvénile derrière elle.

Le corps de Tamara se relâche tandis qu'elle se retourne. La froide détermination qu'elle opposait à Allabroxus fait place à un grand sourire.

« Rien du tout », répond-elle à Gysbert et Colette. « Un poivrot qui se croyait en veine, rien de plus. »

« Tu es en retard », dit Gysbert en désignant, de l'autre côté du parapet, les angles métalliques d'une horloge mécanique, une bonne centaine de pieds sous le niveau du pont. « Regarde. »

« De quoi tu parles ? » demande Tamara. « Ça fait des années que le Vieux Mordeur n'a pas donné l'heure exacte. »

« C'est vrai », concède-t-il, mais il a beau tenter de prendre l'air fâché, ses yeux sont ceux d'un amoureux transi. « Mais nous avions convenu de nous voir avant que l'ombre du Vieux Mordeur ne passe la Tour de la Techmaturgie. »

Il indique du doigt l'endroit où l'ombre du mystérieux beffroi rejoint les laboratoires des premiers étages de la tour, d'où des fumées verdâtres sortent des tuyaux d'évacuation. « Tu vois ? »

Tamara sourit et pose la main sur son épaule. Il regarde cette paume posée sur lui, et s'il y avait en lui la plus petite once d'agacement véritable, il n'en reste plus rien.

Colette roule les yeux en soupirant : « Allez, on y va. Gysbert est peut-être assez bête pour te pardonner ton retard, mais le clan Medarda sera moins indulgent. Les portes sont fermées à la troisième cloche et la deuxième a sonné avant qu'on n'atteigne le pont. »

Le manoir du clan Medarda n'est pas très éloigné de l'extrémité nord du pont, mais les rues sont animées et nombreux seront les prétendants désireux d'entrer eux aussi pour présenter leurs créations lors des auditions.

« Tu as raison », dit Tamara, en passant la main sur sa musette alourdie par l'appareil qu'elle contient. « Allons montrer à ces riches abrutis de quoi nous sommes capables. »
 
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Les portes du manoir Medarda sont d'imposantes réalisations d'acier incorporées à de la pierre d'albâtre. Des bustes de bronze remplissent les alcôves tout le long du mur : ils représentent les membres illustres de la famille, y compris son chef actuel, Jago Medarda. Une foule de jeunes apprentis se presse près des portes ouvertes et chacun transporte une invention dont il espère qu'elle lui vaudra un contrat de servitude avec la puissante famille. Tamara apprécie la courtoisie de tous, car les apprentis prennent bien garde à ne pas frôler la création de leurs camarades.

Des hommes portant les couleurs du clan, armés d'épées et de lances, gardent l'entrée et vérifient l'authenticité des papiers avant de laisser passer leur propriétaire. Tamara observe avec admiration leur professionnalisme et leur minutie. Quelques apprentis se voient refuser l'entrée : papiers faux ou incorrectement estampillés. Ils ne protestent pas et s'éloignent d'un pas résigné.

Leur tour venu, Tamara, Colette et Gysbert sont acceptés sans problème. Colette s'était dévouée pour s'assurer que leurs papiers seraient en ordre ; sa méticulosité n'est jamais prise en défaut. C'est l'un des traits qui, selon Tamara, aidera la jeune fille à faire son trou dans les années à venir.

Au moment où ils franchissent les portes et que la troisième cloche retentit au Trésor de Piltover, Tamara sent ses cheveux se dresser sur sa tête. Au fil des ans, elle a appris à faire confiance à son instinct : elle s'arrête, comme si elle voulait rajuster la bretelle de sa musette, et elle jette un coup d'œil derrière elle, dans la rue. Sur le rebord d'une fontaine de marbre, une femme est assise, portant la veste des shérifs de Piltover, une casquette très personnelle bien enfoncée sur le crâne. Son coude est posé négligemment sur sa jambe, qu'elle a relevée et pliée. Elle observe méthodiquement la foule des apprentis. Un fusil à long canon repose sur son épaule, décoré d'une gemme brillante enchâssée dans un lacet de fils d'argent. Son regard se pose sur Tamara, qui se détourne avant que le contact ne dure trop longtemps.

Tamara connaît bien ce regard : c'est celui d'un chasseur.

Les portes se referment et Tamara rejoint Colette et Gysbert, au milieu d'un groupe d'une vingtaine de personnes qui contemplent, bouche bée d'émerveillement, ce qui ressemble au premier coup d'œil à une simple charrette. Mais Tamara repère, fixé en dessous, le réservoir Hextech et le nœud de câbles d'or et d'argent qui relie les axes avant et arrière. Le réservoir luit d'une lumière douce et Tamara sent sur sa langue le goût du cuivre.

« C'est un auto-locomoteur », dit Gysbert. « Conception d'Uberti, si je ne me trompe pas. »

« Ce n'est pas possible », rétorque Tamara. « Elle travaille exclusivement pour le clan Cadwalder. »

« Ça n'a pas duré, paraît-il », dit Colette.

« Qu'est-ce que tu veux dire ? » demande Gysbert.

« J'ai entendu dire qu'un des agents de Medarda avait volé une copie des plans », explique Colette, le timbre de sa voix réduit à un simple murmure. « D'après les rumeurs, c'est devenu assez sanglant. Des corps coupés en morceaux, ce genre de trucs. On raconte que le clan Torek essaie de la débaucher, mais le clan Cadwalder ne veut bien sûr pas en entendre parler. »

« Je n'en suis pas surprise », dit Tamara, au moment où s'ouvre le passage laqué de noir qui mène au manoir. « Admettre publiquement que les plans de leur maître artisan ont été volés les ferait paraître faibles. »

Un chambellan portant un long bâton noir et la livrée pourpre et or du clan Medarda fait entrer les apprentis dans le manoir. Tamara entend des soupirs d'émerveillement tandis que la foule remonte les antichambres, les luxueux salons de réception et les grandes galeries. La richesse du clan s'étale aux yeux de tous dans les portraits encadrés d'or qui remplissent des murs entiers, dans les immenses statues guerrières arrachées à grands frais aux tombes de Shurima, dans les armes entrecroisées qui portent la marque des forges d'Ionia. Les sols ont le lustre du marbre, l'escalier central est large, sculpté dans la masse des troncs géants de Freljord.

Tamara comprend que tout, dans cette maison, est subtilement conçu pour intimider et pour rappeler aux visiteurs que leurs petits bricolages ne sont rien devant le pouvoir du clan Medarda. Elle lève les yeux, juste à temps pour voir une femme dont la robe grise tombe jusqu'au sol sous sa pelisse pourpre. Elle glisse élégamment sur une mezzanine, guidée par un autre chambellan. Les talons de ses bottes font un cliquetis cadencé, étrangement métallique, et elle jette un coup d'œil à la masse des apprentis avec une ombre de sourire.

Le chambellan arrête enfin la foule des apprentis dans une salle d'attente, taille moyenne et plancher chevronné, dont le silence n'est troublé que par la précision métronomique d'une horloge Revek d'ivoire et de nacre. La pièce est fermée par d'immenses portes laquées de noir et équipées d'une glissière à hauteur d'yeux, mais d'un geste de son bâton, le chambellan indique que les apprentis doivent s'asseoir sur les bancs qui ornent la salle.

« Lorsque votre nom sera appelé, entrez dans la chambre de démonstration. Avancez jusqu'au lutrin et dites votre nom. Expliquez brièvement le sujet de votre démonstration et plus brièvement encore, j'insiste sur l'adverbe, son fonctionnement. Vous serez jugés par les meilleurs artisans du clan Medarda, partez donc du principe qu'ils en savent plus que vous. Je vous suggère d'éviter les dissertations, les maîtres se lassent rapidement. Si vous réussissez, prenez la porte de gauche. Sinon, celle de droite. C'est tout. Je vous souhaite bonne chance. »

Le chambellan a sans doute réitéré bien souvent ce discours, mais Tamara a entendu de la sincérité dans ses derniers mots. Elle pense à l'appareil qu'elle transporte dans sa musette, sachant qu'il suffit largement à lui assurer un emploi dans n'importe lequel des clans de Piltover. Elle jette un coup d'œil à Gysbert et Colette. Tous les deux ont le trac et elle est surprise de constater que son propre cœur bat trop vite. Elle a passé tant de temps à préparer l'audition de la Fête du progrès que l'idée d'échouer maintenant lui provoque des nœuds dans l'estomac. Elle n'a plus rien ressenti de tel depuis fort longtemps et elle sourit, heureuse de cette sensation. Grâce à elle, elle restera alerte et concentrée. Elle tend la main pour presser celle de Gysbert. Il sourit faiblement pour la remercier, quelques gouttes de sueur perlant à son front. Colette regarde droit devant elle, scrutant les visages de l'autre côté de la pièce, se demandant sûrement qui percera aujourd'hui et qui sera rejeté.

La glissière sur la porte noire s'ouvre et tout le monde se crispe. Un nom est prononcé et une jeune fille assise en face d'eux se lève. La porte s'ouvre et l'apprentie la franchit nerveusement. Une odeur capiteuse de vieux bois pesant dans une atmosphère lourde se fait sentir dans la chambre de démonstration et Tamara essaie d'imaginer comment les choses vont se passer.

Six autres apprentis sont appelés avant que le tour d'un des amis du trio ne vienne enfin. C'est Colette qui passe la première ; elle se lève avec détermination, respire profondément et franchit la porte sans un regard en arrière.

« Elle sera géniale », murmure Gysbert. « J'en suis sûr. »

« Toi aussi, Gys », dit Tamara, bien qu'elle craigne que ses nerfs ne le desservent. Ce jeune garçon de Zaun est très doué, mais il n'y a pas que son trac qui risque de jouer contre lui dans les grands halls d'un clan de Piltover.

Deux autres apprentis sont appelés. Tamara regarde l'horloge et constate que chaque audition est plus courte que la précédente. Les savants artisans du clan Medarda s'ennuieraient-ils déjà ? Le raccourcissement du délai joue-t-il en faveur des appareils démontrés, ou contre eux ?

Gysbert sursaute sur son banc quand il entend son nom. Il fait presque tomber sa musette, mais la rattrape in extremis, rouge d'angoisse et moite de sueur.

« Respire », conseille Tamara. « Tu sais ce que tu fais. Ton travail est bon. »

« Mais est-il assez bon ? » demande le garçon.

Tamara croit savoir la réponse, mais confirme : « Oui. »

Il franchit la porte et d'autres apprentis sont appelés à leur tour, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que Tamara. La salle est vide, mais elle ne peut se débarrasser de l'impression qu'on l'observe. Quand on appelle enfin son nom, le soulagement est tel qu'elle doit prendre quelques secondes pour retrouver ses esprits avant de pénétrer dans la chambre de démonstration.
 
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La salle est circulaire et illuminée par des sphères lumineuses de verre qui flottent au-dessus d'appliques en forme de mains ouvertes – comme si elles offraient la lumière au monde. Tamara doit retenir un sourire de mépris devant un tel excès d'autosatisfaction. Elle se trouve dans un amphithéâtre destiné aux conférences ; des bancs montent en cercles concentriques jusqu'au mur arrière. Un lutrin de bois massif et un établi sont placés au centre de la pièce, et deux portes se font face. À gauche en cas de succès, à droite en cas d'échec.

L'amphithéâtre doit pouvoir accueillir une centaine de personnes au moins, mais ils ne sont que cinq à trôner devant elle aujourd'hui. Deux hommes et trois femmes, qui portent tous la robe pourpre des maîtres. Ils écrivent sur de grands livres avec des plumes plaquées or dont le grattement résonne dans l'excellente acoustique de la pièce. Chacun d'eux porte un authentique artefact d'amélioration Hextech et elle sent qu'ils ont hâte d'en avoir fini.

« Votre nom ? » demande l'une des femmes sans relever la tête.

« Tamara Lautari. »

« Quel sera le sujet de votre démonstration ? » demande l'un des hommes. Ses lèvres ne bougent pas, sa voix, artificielle, provient d'un collier maintenu par un filet.

Tamara pose sa musette sur l'établi et en extirpe sa création, un mélange de câbles tissés en carré autour d'une sphère gravée à l'acide.

« Je l'appelle l'Amplificateur Hexarmillaire. »

« Et comment espérez-vous qu'il fonctionnera ? » demande l'homme, tandis que Tamara fait des efforts pour ne pas montrer combien sa voix mécanique la perturbe.

« En puisant dans les propriétés d'un cristal et en augmentant exponentiellement son énergie, au-delà de tout ce que l'on a vu jusqu'à ce jour. »

Elle prononce ces mots de façon neutre, mais l'arrogance de ce qu'elle dit ne leur échappe pas. Chacun des maîtres artisans la regarde maintenant fixement. Ils ont sans doute l'habitude d'entendre les apprentis se vanter de pouvoir accomplir des prodiges, mais la confiance en elle qu'elle affiche pique leur curiosité.

« Et comment comptez-vous réaliser cet exploit ? » demande un homme aux cheveux blancs dont le visage marqué par les brûlures est orné d'un œil de diamant serti dans une plaque de porcelaine.

« La taille d'un cristal entre en ligne de compte, tout comme l'axe de sa rotation », explique Tamara en ouvrant une petite trappe dans la sphère pour dévoiler un mécanisme délicatement fabriqué. De fines chaînes, comme celles d'un collier de prix, sont disposées de manière à contenir un cristal de puissance. « Mon appareil analyse la vitesse et l'angle d'une rotation et les ajuste pour obtenir le rendement optimum. »

« Absurde ! » s'exclame une femme dotée d'un bras artificiel et du regard d'un doyen qui a entendu plus d'idées saugrenues de la part d'étudiants qu'il n'est possible d'en rejeter. « Le temps est insuffisant pendant l'émission de la puissance d'un cristal pour contrôler de quelque manière son positionnement. Praveen a essayé il y a deux ans et il a failli raser la moitié du quartier des bijoutiers. »

« Avec tout le respect que je vous dois, madame, je ne suis pas d'accord. »

« Que vous soyez d'accord ou non n'a aucune importance, apprentie. Que pouvez-vous prouver ? Pouvez-vous faire la démonstration de ce que vous avancez ? »

« Je le crois », répond Tamara.

« Croire n'est pas le fondement de la science », dit la femme comme si elle s'adressait à un enfant certes très confiant, mais mal éduqué. « Ce sont des preuves empiriques que nous réclamons. »

« J'en suis capable », promet Tamara.

La femme n'a pas l'air convaincue, mais elle hoche la tête : « Fort bien, vous pouvez commencer. »

Une trappe s'ouvre sur l'établi, à côté de Tamara. Un plateau de bois chantourné monte d'en dessous, portant un petit saphir taillé dont le bleu palpite de lumière interne.

Un cristal Hextech.

Le cristal n'est pas plus gros que l'ongle de son pouce, mais il représente l'avenir.

C'est ce qui pourrait faire des clans de Piltover les maîtres du monde entier, s'ils le désiraient. Les clans de Piltover, ou quiconque serait capable d'en travailler la matière brute plus efficacement pour ne pas perdre des années à tailler chaque gemme. Ce cristal ne contient presque plus d'énergie, mais il demeure incroyablement puissant et extraordinairement précieux.

Mais Tamara ne s'attendait pas à ce qu'il soit si beau.

« Eh bien, allez-y », fait l'homme au visage brûlé. « Impressionnez-nous. »

Elle prend le cristal sur le plateau. Il est chaud au toucher, il vibre à une fréquence presque trop subtile pour être ressentie. Il est beaucoup plus lourd qu'elle ne s'y attendait. Avec des précautions infinies, Tamara place le cristal dans la sphère et l'attache avec les chaînes fines. Elle s'assure que tout est en place et referme son appareil. Elle travaille sur le mécanisme, en haut du cube, de façon à ce que les points de contact cardinaux rejoignent leurs positions de départ.

La machine émet un vrombissement en commençant à puiser dans la source d'énergie du cristal et une douce lumière bleue émane d'elle. Tamara sourit en voyant son appareil tournoyer. Le bourdonnement prend de l'ampleur et le goût du métal forcit dans sa bouche. Le son devient assez fort pour être déplaisant, en vagues de pulsations.

Les sphères de lumière, tout autour de l'amphithéâtre, pulsent en harmonie avec les fluctuations des fréquences graves qu'émet l'appareil. Ce dernier se déplace sur l'établi, les vibrations le secouant de droite et de gauche, de haut en bas. Des radicules d'énergie crépitent autour de la sphère, courant sur sa surface brillante comme des éclairs inversés.

« Éteignez-le, mademoiselle Lautari ! »

Tamara avance la main vers son appareil, mais un fouet de lumière bleu frappe sa peau en y laissant une blessure rouge. Elle a un mouvement de recul devant son appareil, qui surchauffe rapidement.

« Je ne peux pas ! » s'exclame Tamara, dans le plus complet désarroi. « Il optimise trop vite ! »

Elle avait toujours su que cela se passerait ainsi, mais elle espérait que les changements apportés à la conception initiale lui éviteraient d'échouer aussi catastrophiquement. Un éclair de feu bleu jaillit de la machine et fonce vers une des sphères lumineuses. Elle explose dans une pluie d'étincelles gorgées de magnésium.

Une autre explose de la même façon, puis trois de plus. Bientôt, la seule source de lumière est la lueur bleue qu'émet l'appareil en pleine dislocation. La femme au bras Hextech se lève et serre le poing. Dans un feulement de métal, tout l'établi s'effondre dans le sol qui se referme promptement au-dessus de lui. Le contour de la trappe est brièvement illuminé de bleu et une détonation se fait entendre, loin dans les profondeurs.

« Une chambre de protection », fait Tamara, soulagée que son appareil n'ait pas explosé quelques secondes plus tôt.

« Oui, mademoiselle Lautari », dit la femme en se rasseyant et en s'emparant de sa plume d'or. « Vous croyez être le premier apprenti à proposer une invention potentiellement mortelle ? »

« Je suppose que non », répond Tamara. Elle est déçue, mais pas surprise. L'issue devait depuis le début être celle-ci, au point que Tamara a dû lutter contre sa fierté professionnelle pour arriver à ce résultat.

L'homme aux yeux Hextech écrit dans son livre et, sans la regarder, lui dit :

« Je suppose que vous savez quelle porte prendre. »
 
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Tamara quitte le manoir du clan Medarda dans un décor moins brillant que celui de son entrée. La porte de droite s'ouvre sur un corridor de pierre qui conduit à une porte d'acier, assez renforcée pour pouvoir contenir les assauts d'un bélier. Un videur musclé équipé de bras et d'un casque hexdrauliques lui ouvre la porte. Elle a à peine franchi le seuil que la porte est claquée derrière elle.

Elle débouche sur une ruelle latérale dans les niveaux inférieurs. Pas encore Zaun, mais plus tout à fait Piltover. La rue est mal pavée et le Gris zaunien s'infiltre jusque-là. Gysbert est assis de l'autre côté, sur un mur de briques à demi effondré, les débris de son appareil gisant à ses pieds.

Il sourit en la voyant et lui dit : « Ça ne s'est pas bien passé ? »

« Pas vraiment. »

« Que s'est-il passé ? »

« Ça a explosé. »

Les yeux de Gysbert s'écarquillent de surprise. Il éclate de rire et porte vite sa main à sa bouche. « Désolé, je ne devrais pas rire. Explosé ? »

Tamara approuve de la tête et sourit. Il rit encore.

« Au moins, le mien, il s'est contenté de tomber en morceaux. Non que ça change quoi que ce soit. Jamais le clan Medarda n'accueillera dans ses rangs un Zaunien ! »

Elle ignore son ton amer et demande : « Tu as vu Colette ? »

Les yeux de Gysbert s'éclairent à l'idée de transmettre une bonne nouvelle.

« Non. Je pense qu'elle a réussi. »

Tamara pousse un soupir de soulagement.

« Eh bien, l'un d'entre nous au moins a pu entrer », dit-elle. « Alors... On va noyer notre chagrin ? Après tout, c'est la Fête du progrès. Je crois qu'on a mérité un verre pour avoir presque fait exploser nos maîtres vénérés. »

Une silhouette s'approche soudain, en ombre chinoise sur le soleil qui brille à l'extrémité de la ruelle. Elle est accompagnée, mais c'est elle, à l'évidence, qui dirige, le fusil à l'épaule. Le canon de l'arme ne bouge pas, fermement pointé vers la tête de Tamara. « Désolée, mademoiselle Lautari », fait le shérif qu'elle a aperçu plus tôt dans la journée, « mais je ne pense pas que vous allez pouvoir prendre ce verre. »
 
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Les protestations de Gysbert se perdent dans le vide tandis que le shérif et ses hommes emmènent Tamara. Il n'a pas le courage de les suivre et la jeune femme en est heureuse. Elle ne veut pas qu'il soit mêlé à ça. On l'emmène de force jusqu'au sommet de la falaise et, pendant un court moment, elle pense qu'on va la précipiter en bas.

Mais non, on est à Piltover. Ici, on respecte les lois. Chez elle, on lui aurait déjà planté un couteau dans le ventre ou on l'aurait jetée du haut des plus hautes tours de la ville. Au lieu de quoi, elle est conduite jusqu'à un étroit chemin, suspendu le long de la paroi, qui mène au grand funiculaire, celui qui ramène jusqu'aux quais du canal.

« Je suis en état d'arrestation ? » demande Tamara. « Qu'est-ce que j'ai fait ? »

« Sérieusement ? Il faut vraiment qu'on joue à ce petit jeu ? Nous avons fouillé votre chambre et nous avons tout trouvé. Les journaux Hextech, les plans. »

« Je suis une apprentie. Je suis censée avoir des plans. »

Ils atteignent une plateforme de fer attachée à une série de rails en colimaçon qui descendent vers l'océan et les docks. Des centaines de navires sont à flot dans le vaste canal, sous l'ombre titanesque des Portes du Soleil qui permettent le passage de l'est à l'ouest. Certains ne font que passer, d'autres déchargent leurs marchandises avant de remplir leurs cales de tout ce que Piltover et Zaun ont à offrir. Tamara aperçoit des brise-glaces de Freljord, des barges militaires noxiennes, des péniches à grain shurimiennes et même quelques vaisseaux ayant le plus grand mal à cacher qu'ils ont récemment quitté le havre aux pirates de Bilgewater.

L'escadre des navires de guerre de Piltover veille sur le canal : des vaisseaux aux fines coques d'ébène avec doubles bancs de nage et étraves en éperons de fer. Selon la rumeur, les rameurs ne sont pas la seule force qui fait avancer ces galères et chacune est équipée de puissantes armes Hextech. Tamara ignore si c'est vrai, mais la seule chose qui compte, c'est que les gens en soient convaincus.

Le cours de sa pensée est interrompu quand trois des hommes du shérif l'encadrent sur l'ascenseur, la serrant plus douloureusement qu'il n'est nécessaire.

« C'est possible, mais je doute que beaucoup d'apprentis aient des cartes de Piltover aussi détaillées dans leurs notes de travail. Je m'appelle Caitlyn et j'arpente les rues de la ville depuis bien plus d'années que je ne souhaite m'en souvenir, je connais ce labyrinthe bien mieux que la plupart des gens. Et je dois dire que vous avez réalisé un travail remarquable de précision. Avec ce plan, même Vi pourrait se promener les yeux bandés dans Piltover sans se perdre. »

« Je ne vous suis pas », dit Tamara cependant que Caitlyn actionne un levier et que l'ascenseur commence à descendre vers les niveaux inférieurs de la ville.

« Je m'en doute, vous n'êtes pas une suiveuse, vous êtes une défricheuse, n'est-ce pas ? »

« Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire ? »

Le shérif ne répond pas et Tamara secoue la tête, les yeux emplis de larmes.

« Écoutez, je jure que je ne sais pas de quoi vous voulez parler », dit-elle d'une voix qui s'étrangle et la poitrine lourde de sanglots. « Je vous en prie, je suis juste une apprentie qui essaie de percer. Signer un contrat avec le clan Medarda était ma dernière chance de devenir quelqu'un avant que l'argent de mon père ne soit totalement épuisé et que je ne sois contrainte de me rabattre sur les forges chimiques de Zaun. Je vous en supplie, vous devez me croire ! »

Ses supplications tombent dans les oreilles de sourds et ni le shérif ni ses hommes ne se donnent la peine de répondre à sa comédie, dont le jeu devient de plus en plus excessif au fur et à mesure que la descente continue. Quand l'ascenseur s'arrête enfin aux docks, c'est dans l'ombre d'un galion de Shurima : son plat-bord est haut sur l'eau, il doit avoir récemment vidé ses cales. Tamara voit toutes ses possessions terrestres entassées dans un chariot de métal d'ordinaire utilisé pour transporter le grain rapporté par les navires. Ses journaux et ses plans sont à l'intérieur, pages chiffonnées et déchirées : des mois de travail harassant rejetés comme des ordures. Elle sent une odeur d'huile et sait ce qui va se passer. Elle s'arrache à la poigne des hommes qui la tiennent et se jette aux genoux de Caitlyn.

« Non ! Je vous en prie, ne faites pas ça ! » pleure-t-elle. « Je vous en prie ! Je vous en supplie ! »

Caitlyn l'ignore et va jusqu'au chariot. Elle emprunte la pipe d'un docker et fait tomber quelques cendres incandescentes sur le contenu du chariot. Imbibé d'huile, le papier des livres et des plans de Tamara s'enflamme aussitôt dans un chuintement. Les documents sont rapidement consumés et se transforment en quelques minutes en un tas de cendres. Un peu de fumée s'élève des papiers détruits de Tamara et la jeune fille crache aux pieds de Caitlyn.

« Sois maudite ! » jette-t-elle. « Que le Gris rôde toujours à ta porte ! »

« Bien essayé », fait Caitlyn en la remettant debout. « Tu prends fort bien l'accent. Très bien imité, je te le reconnais. Une pincée d'argot, une touche de rudesse... Mais je connais toutes les voix de cette ville, du haut en bas, et la tienne ne sonne pas juste. Il y reste un peu trop de la brutalité et de la noirceur de ton pays natal. »

« Qu'est-ce que tu racontes ? J'ai été élevée à Piltover. Je suis une Aurigniarde ! Je suis née à un jet de pierre des Coffres écliptiques ! Je jure que je ne mens pas ! »

Caitlyn secoue la tête. Ce petit jeu la fatigue.

« Non, ton accent n'est pas mauvais, mais il ne suffit pas à camoufler l'arrogance gutturale de Noxus », dit-elle, ponctuant chaque mot d'un doigt sur la poitrine de Tamara. « Et je sais même ce que tu es. Oui, j'ai entendu bien des contes sur les Traceurs, ces guerriers qui se faufilent en territoire ennemi pour en reconnaître les moindres recoins. Vous établissez la topographie du lieu, vous cartographiez les meilleures voies pour les armées, vous établissez les bases de l'invasion. »

Tamara n'a pas le temps de nier ces accusations : les hommes de Caitlyn la traînent sur la passerelle qui monte au galion. Ils la remettent à des mercenaires de Shurima, des tueurs à l'œil froid qui vendraient leur grand-mère pour un demi-rouage d'argent.

« Ne reviens jamais à Piltover », dit Caitlyn, son fusil calé au creux du bras. « Si je te revois, je te loge une balle dans la tête. Compris ? »

Tamara ne répond pas. Elle voit que Caitlyn pense vraiment ce qu'elle dit.

« Gardez-la à fond de cale et débarquez-la dans un endroit déplaisant, quelque part du côté de Bel'zhun », dit Caitlyn au capitaine du navire. « Ou jetez-la par-dessus bord quand vous serez en haute mer, ça m'est égal. »
 
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Le navire est loin en mer lorsqu'ils permettent à la jeune femme de monter sur le pont. Trop loin pour regagner la rive à la nage, mais Tamara n'a nullement l'intention de se mouiller. Elle regarde la flamboyante Piltover disparaître à l'horizon, triste de partir, mais heureuse que sa mission soit enfin terminée.

Dommage que ses plans et schémas soigneusement élaborés soient partis en fumée, mais le risque a toujours été là, et de toute façon elle peut les reconstituer de mémoire. Elle ferme les yeux et reprend les exercices mentaux qui lui permettent de recréer le réseau de rues de Piltover en comptant les pas et en cartographiant dans sa tête chaque carrefour, chaque rue, chaque allée latérale.

Elle se demande quel indice a mis Caitlyn sur sa piste, mais ça n'a plus guère d'importance à présent. Le shérif de Piltover est intelligent, mais Tamara a la sensation désagréable que ce n'est pas Caitlyn qui l'a repérée. Cela inquiète Tamara, car cela signifie qu'il y a quelqu'un qu'elle ne connaît pas à Piltover et qui est assez malin pour débusquer un Traceur.

Qui que ce soit, et quoi qu'il s'imagine savoir sur le très mystérieux Ordre des Traceurs, il y a une chose qu'il n'a pas encore comprise.

Les Traceurs travaillent en binôme et, parfois, brûler un agent pour en infiltrer un autre plus profondément peut s'avérer un calcul payant.

Tamara sourit pour elle-même, imaginant déjà l'importance incalculable des informations que Colette va récupérer pour Noxus au sein du clan Medarda.

Elle s'allonge sur un lit de sacs de blé vides et s'endort profondément.
 
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