Avec la sortie de Kai'Sa, Riot avait promis des histoires sur le néant.
Les ruines d'Icathia en sont une belle
Les ruines d'Icathia
Je m'appelle Axamuk Var-Choi Kohari Icath'or.
Axamuk était le nom de mon grand-père. Un nom de guerrier, qui signifie Gardien des confins, et c'est un titre de bon augure. Axamuk fut le dernier des Mages royaux, l'ultime dirigeant à succomber à l'impératrice du soleil de Shurima quand elle conduisit son ost étincelant d'hommes et de dieux jusque dans le royaume d'Icathia.
Var est ma mère et Choi mon père. Icath'or est le nom du clan dans le sang duquel je suis né et qui avait toujours honorablement servi les Mages royaux.
Ces noms, je les porte depuis ma naissance.
Je m'appelle Axamuk Var-Choi Kohari Icath'or.
Mais Kohari est un ajout plus récent. Pourtant, j'ai l'impression qu'il m'est parfaitement naturel. Ce nom fait désormais partie de moi et je le porte avec une fierté qui enflamme ma poitrine. Les Kohari étaient autrefois les garants de vie des Mages royaux, de terribles guerriers dont la vie était vouée à leur maître. Quand le roi Axamuk fut renversé par les dieux-guerriers de l'impératrice du soleil et lorsqu'Icathia devint un État vassal de Shurima, ils se passèrent tous au fil de leur propre épée.
Mais les Kohari ont rejailli de leurs cendres, prêts à servir le nouveau Mage royal et à reconquérir leur honneur. Je porte leur sceau sur mon bras ; une épée enveloppée dans un parchemin.
Je m'appelle Axamuk Var-Choi Kohari Icath'or. Je le répète à temps et à contretemps, empli de ce qu'il signifie.
Je ne veux pas l'oublier. C'est tout ce qu'il me reste.
Était-ce aujourd'hui, ce matin même, que j'ai marché avec les Kohari nouveaux à travers les rues d'Icathia ? Cela me paraît si ancien.
Les rues étaient bondées de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants en délire. Vêtus de leurs plus beaux vêtements et parés de leurs plus élégants bijoux pour honorer notre marche, ils étaient venus assister à la renaissance de leur royaume.
Car c'était Icathia qui ressuscitait ce jour-là, pas seulement les Kohari. Nous levions fièrement la tête et nous bombions le torse.
Nous marchions au pas, la main refermée sur la poignée de cuir de nos boucliers et sur le manche de corde enroulée de nos nimcha à lame recourbée. Porter les armes nous était interdit par la loi de Shurima, mais nous avions su conserver un arsenal dans les forges secrètes et les caches de la ville. Nous attendions l'heure du soulèvement.
Oh, comme je me souviens de cette journée !
La ville était assourdie de hurlements et les foules traquaient et assassinaient tous les officiels de Shurima qu'ils pouvaient trouver. Des siècles de lois humiliantes destinées à éradiquer notre culture, et d'exécutions sanglantes pour ceux qui les violaient, avaient nourri une colère qui explosa en une journée de violence sanguinaire. La plupart des victimes n'étaient que des scribes, des marchands et des collecteurs d'impôt, mais cela n'importait pas. C'étaient des serviteurs de l'empereur du soleil honni, et il fallait qu'ils meurent.
En une journée, nous avions repris Icathia !
Les effigies solaires furent arrachées aux toits et précipitées au sol par des foules enthousiastes. Les archives shurimiennes furent brûlées et le trésor pillé. Les statues des empereurs morts furent profanées et je souillai moi-même l'une des grandes fresques avec des obscénités qui auraient fait rougir ma mère.
Je me rappelle l'odeur de la fumée et des flammes. C'était l'odeur de la liberté.
Tandis que nous marchions, je m'accrochai à ce souvenir.
Ma mémoire était riche de visages souriants et d'acclamations, mais dans les hourras je ne reconnaissais aucun mot. La lumière du soleil était trop crue, le vacarme trop assourdissant, mon cœur trop agité dans ma poitrine.
Je n'avais pas dormi la nuit précédente, j'étais trop nerveux à l'idée de la bataille. J'étais seulement passable avec une nimcha, mais mon arc serpentin recourbé faisait de moi un adversaire mortel. Son bois avait bien vieilli, protégé de l'humidité par une couche de laque rouge. Mes flèches étaient stabilisées par des plumes de rapace azur, et j'avais moi-même taillé les têtes dans une obsidienne tranchante comme un rasoir que je tenais des thaumaturges, les magiciens de terre et de roc. Mes longues courses dans les foisonnantes forêts côtières et sur les pistes montagnardes d'Icathia m'avaient donné des muscles puissants et sans graisse : assez d'endurance pour bander mon arc toute la journée.
Une jeune fille aux cheveux mêlés de fils d'argent, levant vers moi des yeux d'émeraude, vint placer une guirlande de fleurs sur ma tête. Son odeur était capiteuse, mais je l'oubliai dès qu'elle m'attira à elle pour m'embrasser sur les lèvres. Elle portait en collier une opale dans une boucle d'or, et je souris en reconnaissant le travail de mon père.
Je tentai de m'accrocher à elle, mais le rythme de notre marche m'emporta. Je tentai de fixer ses traits dans mon esprit.
Pourtant, aujourd'hui, je ne me les rappelle plus, je ne revois que ses yeux, verts comme les forêts de ma jeunesse…
Bientôt, même cela disparaîtra de ma mémoire.
« Tout doux, Axa », dit Saijax Cail-Rynx Kohari Icath'un, gobant un œuf frais. « Elle t'attendra toujours à l'issue de cette journée. »
« Oui », ajouta Colgrim Avel-Essa Kohari Icath'un, en me donnant un coup de coude dans les côtes. « Toi et vingt autres jeunes gens dans la fleur de l'âge. »
Je rougis aux mots de Colgrim et il éclata de rire.
« Forge-lui un beau collier d'or shurimien », dit-il encore. « Elle t'appartiendra alors pour toujours. Ou au moins jusqu'au matin ! »
J'aurais dû dire quelque chose pour empêcher Colgrim de salir l'honneur de cette fille, mais j'étais jeune et ardemment désireux de me faire accepter par ces vétérans. Saijax était l'âme des Kohari, un géant au crâne rasé dont la peau était marquée par les séquelles d'une maladie d'enfance ; sa barbe à deux pointes était durcie à la cire et à la craie blanche. Colgrim était son bras droit, une brute aux yeux froids tatouée d'un symbole d'épousailles, bien que je ne l'eusse jamais entendu parler de sa femme. Ces hommes avaient grandi côte à côte et on leur avait enseigné les arts de la guerre depuis qu'ils étaient assez âgés pour tenir une lame.
Moi, je découvrais seulement cette vie. Mon père m'avait pris comme apprenti lapidaire, je savais sculpter les pierres précieuses et fabriquer des bijoux. C'était un homme méticuleux et consciencieux, un tel langage lui aurait paru ignoble et je n'y étais pas accoutumé. Mais je le savourais, car j'avais envie de me faire une place parmi ces soldats endurcis.
« Vas-y doucement avec le gamin, Colgrim », dit Saijax en me frappant dans le dos du plat de son énorme main. Cela se voulait fraternel, bien sûr, mais j'eus l'impression que mes os allaient se briser. En même temps, le geste me rendit fier. « D'ici la tombée de la nuit, il sera un héros. »
Il fit passer sa hache à long manche d'une épaule à l'autre. L'arme était immense : son manche d'ébène était gravé du nom de ses précédents possesseurs et la lame de bronze était lourde et acérée. Peu de soldats dans notre groupe pouvaient la soulever, à plus forte raison la manier, mais Saijax était un maître dans l'ordre des armes.
Je me retournai pour apercevoir une dernière fois la fille aux yeux verts, mais elle n'était plus visible derrière le mur des soldats en rangs serrés et de la foule.
« Il est temps de se concentrer, Axa », dit Saijax. « Les devins disent que les Shurimiens sont à moins d'une demi-journée de marche d'Icathia. »
« Les… Les dieux-guerriers sont-ils avec eux ? » demandai-je.
« On dit que oui, mon garçon. On dit que oui. »
« J'ai hâte de les voir. Est-ce mal ? »
Saijax hocha la tête. « Non, car ils sont puissants. Mais aussitôt les auras-tu vus que tu le regretteras. »
Ne comprenant pas ce que voulait dire Saijax, je demandai : « Pourquoi ? »
Il me lança un long regard. « Parce que ce sont des monstres. »
« Toi, tu en as déjà vu un ? »
J'étais plein d'enthousiasme juvénile, mais je me souviens encore du regard qu'échangèrent Saijax et Colgrim.
« Oui, Axa », dit Saijax. « Nous en avons combattu un à Bai-Zhek. »
« Nous avons dû raser la moitié de la montagne avant de réussir à l'abattre », ajouta Colgrim. « Et même ensuite, seul Saijax avait une arme assez grande pour le décapiter. »
L'histoire me revint aussitôt en mémoire, j'étais surexcité. « C'était toi ? »
Saijax approuva de la tête, mais ne dit rien, et je n'étais pas assez bête pour poser une nouvelle question. Le cadavre avait été exhibé dans la ville fraîchement libérée pour que chacun puisse constater que les dieux-guerriers de Shurima n'étaient pas immortels. Mon père n'avait pas voulu que j'aille le voir, de peur que cela n'enflamme en moi le désir de rébellion qui couvait dans tous les cœurs d'Icathia depuis des siècles.
Je ne sais plus aujourd'hui à quoi au juste il ressemblait, mais je me souviens qu'il était gigantesque, inhumain et terrifiant…
Les dieux-guerriers, j'allais les voir plus tard le jour même.
Alors, j'allais comprendre ce que voulait dire Saijax.
Nous nous mîmes en formation au sommet des collines douces, devant les murs en ruines de la ville. Depuis l'avènement de l'impératrice du soleil, plus d'un millénaire auparavant, nous avions perdu le droit de reconstruire le mur ou d'en réutiliser la pierre ; nous étions contraints de laisser ces gravats autour de nous en souvenir de notre défaite.
Mais, désormais, une armée d'artisans et de thaumaturges soulevaient d'énormes blocs de granit pour les mettre en place avec des treuils crépitant de magie.
La fierté me saisit à la vue de ces murs qui se relevaient. Icathia renaissait dans la gloire sous mes yeux.
Plus impressionnante encore était l'armée qui prenait position sur le chemin de terre tassée qui menait à la ville. Dix mille hommes et femmes, protégés par des armures de cuir bouilli et armés de haches, de pioches et de lances. Les forges avaient travaillé nuit et jour pour produire des épées, des boucliers et des têtes de flèches dans les jours qui avaient suivi le soulèvement, mais il y avait des limites à ce qu'elles pouvaient produire avant que l'empereur du soleil ne tourne son regard vers cette cité révoltée et ne s'ébranle dans sa direction.
J'avais vu des images des anciennes armées d'Icathia dans les textes interdits : de braves guerriers d'or et d'argent. Nous n'étions que l'ombre de ces forces d'autrefois, mais nous n'étions pas moins fiers. Deux mille chevauche-serres étaient déployés sur chaque flanc, leurs montures d'écailles et de plumes feulant et grattant le sol de leurs griffes, exprimant leur impatience. Un millier d'archers avaient mis le genou à terre sur deux longues lignes, cinquante pieds devant nous, des flèches empennées de bleu plantées dans le sol meuble devant eux.
Trois profondeurs de fantassins formaient le gros de notre armée, un caparaçon de courage pour repousser l'ennemi.
Sous les pieds de tous, les énergies terrestres crépitaient dans l'appel de nos mages et brouillaient l'air. Les Shurimiens viendraient sans doute aussi avec des sorciers, mais nous avions de quoi les contrer.
« Je n'ai jamais vu autant de guerriers », dis-je.
Colgrim haussa les épaules. « Aucun d'entre nous. »
« Ne te laisse pas impressionner », ajouta Saijax. « L'empereur du soleil a cinq armées, et la moindre d'entre elles nous surpasse à trois hommes contre un. »
J'essayai d'imaginer ce que cela représentait, sans y parvenir. « Comment peut-on battre une telle horde ? » demandai-je.
Saijax ne me répondit pas, mais conduisit les Kohari à la place qu'ils devaient occuper, devant une construction en gradins composée de blocs de granit. Des cadavres shurimiens étaient empalés sur des pieux de bois enfoncés dans le sol à sa base et des nuées de charognards volaient en cercle au-dessus d'eux. Un pavillon de soie pourpre et indigo avait été dressé à son sommet, mais je ne pouvais pas voir ce qu'il contenait. Des prêtres en robe l'entouraient, chacun dessinant des schémas complexes dans l'air avec des bâtons de métal stellaire.
J'ignorais ce qu'ils étaient en train de faire, mais j'entendais un bourdonnement insistant, comme des abeilles tâchant de construire une ruche dans ma tête.
Le bord du pavillon tremblait comme un mirage et je dus détourner les yeux : les larmes m'y montaient. J'avais l'impression que mes dents se déchaussaient et j'avais en bouche le goût du lait rance. J'eus l'impression d'étouffer et je m'essuyai la bouche avec le revers de la main, surpris et alarmé d'y voir du sang.
« Qu'est-ce que c'est que ça ? » demandai-je. « Qu'y a-t-il là-dedans ? »
Saijax haussa les épaules. « Une nouvelle arme, paraît-il. Quelque chose que les thaumaturges ont trouvé dans les profondeurs du sol, après le séisme de Saabera. »
« Quel genre d'arme ? »
« Est-ce que c'est important ? » demanda Colgrim. « Il paraît que ça va réduire en poussière tous ces cloportes dans leur armure d'or. Même ces maudits dieux-guerriers. »
Le soleil était proche du zénith, à présent, mais je sentis un frisson me courir l'échine. Soudain, j'avais la bouche sèche. Des fourmis couraient au bout de mes doigts.
Était-ce de la peur ? Peut-être.
Ou peut-être, je dis juste peut-être, la prémonition de ce qui était sur le point de survenir.
Une heure plus tard, l'armée de Shurima arriva.
Je n'avais jamais rien vu de tel, jamais imaginé qu'on pût rassembler tant d'hommes en un seul endroit. Des colonnes de poussière créaient des tourbillons épais comme des tempêtes qui semblaient sur le point de balayer les royaumes des hommes.
Et soudain, au milieu de la poussière, je vis les lances de bronze des guerriers de Shurima, remplissant l'horizon à perte de vue. Ils avançaient, vaste foule de soldats, sous les bannières d'or et les totems solaires, sous l'écrasante lumière du zénith.
Des pentes où nous nous trouvions, nous pouvions voir, une vague après l'autre, des dizaines de milliers d'hommes qui n'avaient jamais connu la défaite et dont les ancêtres avaient conquis le monde entier. Les cavaliers progressaient sur les flancs avec leurs montures dorées et les chars se présentaient à l'avant de l'armée. De lourds wagons grands comme des barges portaient d'étranges machines de guerre qui ressemblaient à des astrolabes ; des globes tournoyants orbitaient autour de sphères enflammées dans un crépitement d'éclairs. Des prêtres en robe les accompagnaient, équipés d'un bâton surmonté d'une flamme et entourés par des esclaves aveugles.
Au cœur de l'armée se trouvaient les dieux-guerriers.
Tout le reste disparaît de mon esprit en comparaison, même le sang, l'horreur et la peur. Quoi qu'il m'advienne désormais, la vue des dieux-guerriers restera gravée sur mes prunelles…
Ils étaient neuf, surplombant les hommes qu'ils conduisaient. Leurs corps et leurs traits étaient un horrible mélange d'humain et de bestial, mâtiné de choses qui n'avaient jamais foulé le sol de ce monde. C'étaient des titans de bronze et de jade, des monstres inhumains qui défiaient toute croyance.
Leur chef, une femme dont la peau était aussi pâle et lisse que de l'ivoire, tourna sa tête monstrueuse vers nous. Pour notre soulagement, son visage était caché par un casque d'or gravé pour ressembler à un lion rugissant, mais je perçus tout de même sa puissance tandis qu'elle embrassait notre ligne de combat de son regard dédaigneux.
Une vague de terreur palpable lui servait de sillage.
Notre armée parut rapetisser en comparaison de l'ennemi et je sentis qu'elle était au bord de la panique. Nos braves commandants lancèrent des hurlements d'encouragement et nos rangs se raffermirent, mais même moi j'entendais la peur dans leur voix.
Mon estomac était au bord de mes lèvres et je devais faire un effort pour ne pas vomir mes tripes. J'étais un Kohari. Je refusais l'idée de me souiller dès mon premier combat.
Mais malgré tout, mes mains étaient moites et ma gorge sèche.
Je n'avais qu'une envie : m'enfuir. Il fallait que je m'enfuie.
Nous ne pouvions rien faire contre une telle puissance.
« Solides gaillards, hein ? » dit Colgrim et un rire nerveux courut sur nos rangs. Ma peur diminua.
« Ils ressemblent peut-être à des dieux », dit Saijax, d'une voix qui portait loin. « Mais ce sont des mortels. Ils peuvent saigner et mourir. »
Je puisai du réconfort dans ces mots, mais aujourd'hui je me demande encore s'il savait à quel point il avait tort.
« Nous sommes d'Icathia ! » hurla-t-il. « Nous sommes les héritiers des rois et des reines qui ont fécondé cette terre ! Elle est à nous par droit de naissance. Oui, nous sommes bien moins nombreux, mais les guerriers que nos ennemis ont envoyés sont des esclaves ou des mercenaires qui n'ont de loyauté qu'envers l'argent. »
Il leva haut son arme et le soleil se refléta sur le fer poli. Il était majestueux en cet instant et, s'il me l'avait demandé, je l'aurais suivi au bout du monde.
« Nous combattons pour vivre libres et non dans la servitude ! Ceci est notre foyer, la terre d'un peuple fier, la terre d'un peuple libre ! Rien n'est plus puissant que cela, et c'est pourquoi nous allons vaincre ! »
Une acclamation monta des rangs des Kohari et passa rapidement aux autres bataillons de notre armée.
« I-ca-thia ! I-ca-thia ! I-ca-thia ! »
Les murs de notre ville en renvoyèrent l'écho jusqu'aux troupes de Shurima. Les dieux-guerriers parlèrent aussitôt à leurs aides de camp, qui coururent porter leurs ordres aux ailes de leur armée. Presque aussitôt, notre ennemi commença à grimper la colline.
Il avançait lentement, d'un pas délibéré. Tous les trois pas, les guerriers frappaient leur bouclier de leur lance. Le bruit tapait sur les nerfs comme un rythme de tambour lent sapant la volonté de ceux qui seraient bientôt au bout de ces lames.
Ma bouche était sèche, mon cœur battait dans ma poitrine. Je tournai le regard vers Saijax afin de tirer force et courage de sa formidable présence. Sa mâchoire était ferme, ses yeux durs. Cette âme ne connaissait pas la peur, rejetait le doute et se tenait fermement face au destin.
Il sentit mon regard et se tourna vers moi. « Un œuf ? » demanda-t-il.
Il avait deux œufs dans la main, dont il avait enlevé la coquille.
Je secouai la tête. J'étais incapable de manger. Pas maintenant.
« Moi, je veux bien », dit Colgrim, qui en prit un et en croqua la moitié. Saijax avala l'autre et tous deux se mirent à mâcher consciencieusement.
Les Shurimiens approchaient toujours.
« Excellent œuf », dit Colgrim.
« J'ai ajouté un peu de vinaigre en les faisant bouillir », expliqua Saijax. « Ça les rend plus faciles à peler. »
« C'est très malin. »
« Merci. »
Je les regardais l'un et l'autre, incapable de comprendre qu'une discussion si banale se tienne face à l'armée conquérante qui marchait sur nous. Et pourtant, je la trouvais apaisante.
Je me mis à rire, et mon rire se répandit.
Les Kohari se mirent à rire à leur tour et, bientôt, sans savoir pourquoi, notre armée tout entière. La peur qui menaçait de tous nous défaire venait de s'envoler. Une nouvelle résolution s'était emparée de nous et notre main était plus ferme sur la poignée de nos armes.
Les Shurimiens s'arrêtèrent à deux cents mètres de nous. Je sentais une étrange texture dans l'air, comme un goût de fer. Je levai les yeux juste à temps pour voir les globes tournoyants des machines de guerre s'embraser de lumière. Les prêtres qui les supervisaient abaissèrent leurs bâtons.
Une des sphères enflammées se détacha du globe et fut projetée dans les airs dans notre direction.
Elle atterrit au milieu de notre infanterie et explosa dans une déflagration de hurlements et de feu émeraude. Une autre sphère suivit, puis une autre.
L'odeur de chair brûlée me prit à la gorge ; tous les soldats étaient horrifiés par le carnage, mais les rangs tenaient bon.
D'autres sphères jaillirent vers nous, mais au lieu de frapper nos rangs, elles oscillèrent dans les airs avant de changer de trajectoire et de s'écraser au milieu des lanciers shurimiens.
Stupéfait, je vis que nos thaumaturges avaient levé leurs bâtons, et des lignes de magie crépitaient entre eux. Les poils se dressèrent sur mes bras et mes jambes, j'avais l'impression que quelqu'un tirait un voile tout autour de nous.
Les machines de guerre de Shurima lancèrent d'autres boules de feu, mais elles explosèrent en plein vol, détruites par la barrière invisible tissée autour de nos troupes.
Les acclamations supplantèrent les cris de douleurs dans nos rangs. J'expirai lentement tout l'air de mes poumons, reconnaissant de ne pas avoir été l'une des cibles des machines de guerre. Je regardai mes camarades blessés que l'on traînait vers l'arrière. La tentation pour ceux qui les y portaient de rester derrière les lignes devait être énorme, mais les Icathiens descendaient des rois explorateurs, et aucun guerrier ne manqua de reprendre sa place dans les rangs.
Il était clair que le bouclier épuisait nos mages, mais leur puissance neutralisait les tirs ennemis. Je jetai un coup d'œil vers le pavillon par-dessus mon épaule. Là aussi, les prêtres concentraient toute leur puissance. Mais j'étais bien incapable de savoir dans quel but. Quel genre d'arme était caché là, et quand allions-nous nous en servir ?
« Concentre-toi », dit Saijax. Je me retournai vers l'armée qui nous faisait face. « Ils vont attaquer, maintenant. Une grande vague pour nous tester. »
Je vis en effet les Shurimiens s'élancer vers nous. Des flèches furent lancées par nos archers et des grappes de guerriers ennemis s'effondrèrent. Les armures de bronze et les boucliers en sauvèrent certains, mais à cette courte distance les pointes perçaient souvent les plaques de protection.
Une autre volée de flèches frappa les Shurimiens, puis, rapidement, une autre.
L'ennemi tombait par centaines. Leurs lignes étaient désorganisées.
« Maintenant ! » rugit Saijax. « Rentrez-leur dedans ! »
Notre infanterie s'élança en abaissant ses lances. Je fus emporté par la masse et je parvins à dégainer mon épée en courant au sein de la foule de mes camarades. Je hurlai pour chasser la peur. Je craignais de me prendre les pieds dans mon fourreau.
Je voyais le visage des Shurimiens, les perles dans leurs cheveux, l'or de leurs cimiers, le sang sur leur tunique. Nous étions si proches que l'ennemi m'aurait entendu même si j'avais murmuré.
Nous frappâmes leurs rangs incertains avec la fureur de la foudre. Les lances s'enfonçaient dans les lignes adverses, les manches rompaient sous le choc. Alimentée par la volonté brute et par des millénaires de colère rentrée, notre charge pénétra profondément dans leurs rangs, les séparant en deux et achevant de briser leur formation.
La rage me donnait des ailes et je frappai à grands coups d'épée. Ma lame mordait la chair et le sang m'éclaboussait.
J'entendais des hurlements. Les miens, peut-être. Je n'aurais pas su le dire.
J'essayais de rester proche de Saijax et de Colgrim, sachant que là où ils combattaient, les Shurimiens périssaient. Je voyais Saijax abattre des hommes par dizaines avec son arme colossale, mais j'avais perdu de vue Colgrim. Bientôt, Saijax quitta aussi mon champ de vision dans un tourbillon de guerriers ennemis.
Je l'appelai, mais mon cri fut englouti dans le vacarme du combat.
Des corps me heurtaient, me tiraient, me poussaient, agrippaient mon visage, sans que je sache si les mains étaient icathiennes ou shurimiennes.
Une lance se dirigea vers mon cœur, mais la pointe glissa sur mon plastron et fit une estafilade sur mon bras. Je me souviens de la douleur, mais de rien d'autre. J'abattis mon épée sur le visage d'un homme qui hurlait. Il tomba et je poursuivis par-dessus son corps, rendu impétueux par la peur et par une joie sauvage. Je rugissais, je maniais mon arme comme un fou.
Aucune compétence n'avait plus la moindre importance. J'étais un boucher hachant sa viande.
Je vis succomber des hommes bien plus habiles que moi. Je continuais de progresser, perdu dans un maelström de chair et d'ossements. À chaque fois que je voyais une nuque ou un dos exposé, je frappais. Le massacre me procurait un plaisir malsain. Je ne savais pas quelle serait l'issue de la journée, mais je pourrais garder la tête haute parmi les autres guerriers. D'autres flèches volaient au-dessus de nos têtes et les acclamations poussées par les poumons de notre armée étaient un chant de liberté.
Soudain, les Shurimiens cédèrent.
Il suffit d'un seul guerrier esclave tournant le dos et s'enfuyant. La panique gagna les autres comme le feu courant sur une plaine sèche et bientôt toute la formation dégringola la colline en panique.
Les jours précédents, Saijax m'avait averti que le moment le plus dangereux pour tout combattant, c'est quand son régiment se défait. C'est le moment où le massacre commence vraiment.
Nous déchiquetâmes les Shurimiens en déroute, nos lances plongeant dans les dos tournés, les haches brisant les crânes. Ils ne ripostaient plus, ils se piétinaient pour s'échapper au plus vite. Le bain de sang était répugnant, mais les centaines de cadavres qui tombaient sous nos pas me comblaient de joie.
Je vis de nouveau Saijax. Il se tenait debout, ferme, son arme à son côté. « Halte ! » hurla-t-il. « Halte ! »
Sa timidité me consterna. Notre sang bouillonnait et les Shurimiens nous fuyaient en panique.
Je l'ignorais, mais Saijax avait vu à quel point notre position était dangereuse.
« Retraite ! » cria-t-il, et son ordre fut repris par d'autres qui avaient vu la même chose que lui.
Au début, je crus que notre armée n'obéirait pas, ivre de sa victoire et décidée à l'exploiter. Nous avions l'intention de tuer tous les ennemis, de nous venger sur les soldats qui avaient tenu notre pays en otage pendant des siècles.
Je n'avais pas vu le danger en même temps que les autres, mais je compris bien vite.
Des hurlements et des fontaines de sang jaillissaient aux confins de notre ligne de bataille. Plusieurs têtes volèrent vers l'arrière, comme des cailloux jetés par des gamins. Des corps suivirent bientôt, balancés de partout sans effort.
Des hurlements de terreur étouffèrent nos hymnes à la liberté.
Les dieux-guerriers étaient entrés dans la mêlée.
Trois d'entre eux foncèrent dans nos rangs. Leur course évoquait parfois l'homme, parfois la bête sauvage. Chacun était équipé d'une arme trop grande pour être portée par un homme. Ils semblaient invincibles. Ils balayèrent nos rangs à grands coups dont chacun tuait dix hommes. Les Icathiens étaient découpés en morceaux, écrasés, déchiquetés comme des chiffons sanglants.
« Retraite ! » hurla Saijax. « Retournez aux murs ! »
Personne ne pouvait percer l'armure des dieux-guerriers et leur férocité était si inhumaine, si primitive, que j'en fus immobilisé. Les lances se brisaient contre leurs revêtements de fer et leurs rugissements nous emplissaient de terreur. L'un d'eux, une bête croassant aux ailes racornies et au bec de vautour, sauta dans les airs et un étincelant feu bleu surgit entre ses serres. Je hurlai en voyant mes camarades réduits en cendres.
L'exaltation qui avait, un instant plus tôt, fait surgir en nous des rêves de gloire et de victoire était brisée comme un verre tombé à terre. Je ressentais désormais l'horreur morbide des tourments à venir, la punition voulue par un despote cruel et impitoyable.
Je sentis une main tomber sur mon épaule.
« Bouge, Axa », me dit Saijax en me forçant à reculer. « Le combat n'est pas encore terminé ! »
La force de sa poigne suffisait à elle seule à m'entraîner. C'était heureux, mes jambes étaient molles. Je pleurais lorsque je remis les pieds là où nous avions établi notre formation initiale. Notre ligne était brisée et nous n'avions plus aucune chance de vaincre.
Mais les dieux-guerriers restaient debout parmi les morts, ne se préoccupant même pas de nous poursuivre.
« Tu as dit que nous avions une arme ! » criai-je. « Pourquoi ne font-ils rien ? »
« Tu te trompes. Regarde ! »
Ce qui se passa ensuite défie tout ce que je suis capable de comprendre. Aucun œil mortel n'avait jamais rien vu de tel.
Le pavillon explosa dans un foudroiement de lumière. Des arcs d'énergie violette s'élancèrent vers les cieux et retombèrent comme un ressac. La force de la déflagration projeta tout le monde au sol. Je couvris mes oreilles tandis qu'un hurlement assourdissant déchirait l'air.
Je m'aplatis contre la terre ravagée par les combats. Le hululement térébrant me vrillait le crâne, comme si l'univers tout entier braillait d'horreur. Je me roulai sur le flanc, une nausée m'incendiait du ventre à la trachée. Le ciel, jusque-là d'un azur brillant, avait pris la couleur d'un hématome vieux d'une semaine. Un crépuscule surnaturel s'était installé et des images vacillantes s'imprimaient dans mon esprit.
Des griffes qui cliquetaient… Des mâchoires qui broyaient… Des yeux auxquels rien n'échappait…
Je pleurai de terreur à la vue de ces atrocités.
De tout ce qui m'était arraché, ces larmes étaient la seule chose que je livrais volontiers.
Une lumière cauchemardesque, d'un bleu pourpre malade, envahissait le monde, tombant des hauteurs et surgissant des profondeurs. Je me redressai et je regardai lentement autour de moi tandis que le monde prenait fin.
Les Shurimiens fuyaient notre ville, terrifiés par les forces que nos prêtres avaient déchaînées. Nos ennemis étaient défaits et j'aurais dû pousser des cris de triomphe, mais ce que j'avais sous les yeux… Ce n'était pas une victoire qu'un homme sain d'esprit pouvait célébrer.
C'était une extinction.
Un abîme saignait sa lumière violette macabre parmi les Shurimiens. Même leur général à teint d'ivoire fut submergé par des filaments de matière. Elle tenta de se libérer à grands coups d'épée, mais la puissance qui l'accablait était plus qu'elle n'en pouvait combattre. La lumière palpitante se répandit sur son corps comme un hideux cocon.
Où que je regardais, je voyais les mêmes spires monter de la terre ou se former dans l'air pour s'emparer de la chair des mortels. Les hommes et les femmes se faisaient envelopper. Je vis un Shurimien ramper sur le sol en griffant la terre de ses ongles tandis que son corps se dissolvait dans les tentacules d'énergie malsaine qui s'emparaient de lui.
Je voulais croire, je priais, j'espérais que cette monstruosité était planifiée depuis le début.
Je voyais des silhouettes dans la lumière clignotante, trop rapides, trop indistinctes pour être compréhensibles, des membres élastiques qui semblaient faits d'une sorte de goudron. Des hommes étaient arrachés au sol et déchiquetés. J'entendais le gargouillement et le souffle puissant d'entités qui n'avaient jamais foulé la surface de ce monde.
Cette journée était devenue une épouvante, mais je me demandais si tel n'était pas le prix à payer pour disposer de l'arme que nos prêtres avaient utilisée. J'endurcis mon cœur contre les souffrances que les Shurimiens subissaient en me rappelant les siècles de douleur qu'ils nous avaient infligés.
Une fois de plus, j'avais perdu de vue Saijax et Colgrim. Mais je n'avais plus besoin de leur présence rassurante. J'avais prouvé que j'étais digne du nom de mon grand-père, digne du sceau sur mon bras.
J'étais un Kohari !
Le ciel sembla grogner et se distordre, comme une voile de bateau déchirée par la tempête. Je me mis à courir vers la ville, au milieu d'autres soldats. Sur leur visage, je lisais le même regard désespéré, horrifié que j'imaginais sur le mien.
Avions-nous gagné ? Nous n'en savions rien. Les Shurimiens avaient tous disparu, engloutis par la terreur que nous avions déchaînée sur le monde. Je ne ressentais aucun regret. Aucun remords. De l'horreur, j'étais passé à la justification.
J'avais perdu ma nimcha quelque part dans la frénésie du combat. Je pris mon arc à l'épaule et le levai vers le ciel « Icathia ! » hurlai-je. « Icathia ! »
L'exclamation fut reprise par les soldats autour de moi et nous fîmes halte pour regarder l'ennemi enfin battu. La matière grouillante qui l'avait consumé reposait sur son souvenir comme un linceul. Sa surface ondulait et des cloques de matière brillante palpitaient comme des sacs amniotiques prêts à dévoiler des animaux nouveau-nés.
Je tournai la tête en entendant un assourdissant grondement minéral.
Des fissures déchiraient le paysage en s'ouvrant bruyamment. Je tombai à genoux tandis que la terre tremblait et les murs d'Icathia, que nous venions enfin de relever, furent abattus de nouveau dans la vocifération des entrailles du monde qui s'ouvraient.
Des geysers de poussière et de fumée surgirent dans la ville. Je vis des hommes hurler, mais je ne pouvais pas les entendre dans le tumulte des rocs qui tombaient. Les tours et les palais qui ennoblissaient la ville depuis que le premier Mage royal avait planté son bâton de métal stellaire étaient avalés par des gouffres de plus en plus larges. Il ne restait plus que des gravats et des ruines. Ma cité bien-aimée était réduite à un squelette décharné.
Des flammes montaient vers le ciel et les gémissements de mon peuple étaient presque magnifiés par l'écho des canyons de la ville tandis que les habitants sombraient dans les profondeurs.
« Icathia ! » hurlai-je une dernière fois.
Je vis l'éclair d'un mouvement et je tressaillis en voyant quelque chose fendre l'air au-dessus de moi. Je reconnus le dieu-guerrier à tête de vautour. Son vol était erratique, ses membres en partie décomposés par l'étrange matière qui jaillissait des fractures de la terre.
Il volait vers le pavillon à grands coups d'ailes ravagées. Il fallait que je l'arrête. Je courus vers l'immense créature, encochant une flèche à tête d'obsidienne.
La chose atterrit en titubant. Ses pattes étaient tordues et son dos dévoré par des tentacules avides. Sa tête était presque dépouillée de peau et de plumes. Il boita parmi les corps des prêtres morts dont la chair était comme soulevée par un grouillement interne.
Le feu apparut dans les mains du dieu-guerrier. Il était prêt à détruire le pavillon avec ce qui lui restait de puissance.
Saijax avait dit que l'empereur du soleil avait d'autres armées. S'il les envoyait, nous avions besoin de notre arme intacte. J'alignai la pointe de ma flèche sur mon puissant adversaire.
Je lâchai la corde et mon projectile s'enfonça dans la matière en putréfaction de son crâne.
Le dieu-guerrier s'effondra et le feu s'éteignit dans ses paumes. Il roula sur le flanc. La peau s'arrachait de ses os et je vis des filaments de matière blafarde se former en dessous.
L'ennemi sentit ma présence et tourna sa tête de vautour dans ma direction. Un de ses yeux était voilé et étiré par la croissance d'une étrange substance qui prenait possession de tout son crâne. De son autre œil émergeait ma flèche.
« Sais-tu seulement… ce que vous… venez de faire… stupide Icathien ? »parvint-il à dire d'une voix assourdie par la destruction de ses cordes vocales.
Je cherchai quelque chose d'intense à dire, une phrase à la hauteur de la mort que j'infligeais à un dieu-guerrier.
Je ne parvins à dire que la réalité. « Nous nous sommes libérés », dis-je.
« Vous avez… ouvert une porte… vers un endroit qui… ne doit pas être ouvert… Vous nous… avez tous… condamnés… »
« L'heure est venue pour toi de mourir », dis-je.
Le dieu-guerrier essaya de rire, mais il n'émit qu'un gargouillis d'agonie. « Mourir…? Non… Ce qui vient… sera bien pire… Comme si aucun d'entre nous… n'avait jamais existé… »
Je laissai la flèche encastrée dans le crâne du dieu-guerrier. Des hommes se traînaient depuis le champ de bataille, épuisés et couverts de sang, et tous avaient les yeux emplis du même regard d'horreur incrédule. Aucun d'entre nous ne comprenait vraiment ce qui s'était passé, mais les Shurimiens étaient morts, et cela nous suffisait.
Cela suffisait, n'est-ce pas ?
Nous étions plongés dans la confusion. Aucun de nous ne savait quoi faire ou quoi dire. Le paysage devant la ville était agité d'un mouvement surnaturel. La chair des soldats shurimiens était couverte partout par les filaments de matière morbide. Cette dernière noircissait à vue d'œil, se fendillant partout où elle durcissait pour former des sortes de carapaces. Un ichor visqueux était recraché et j'avais de plus en plus l'impression que ce n'était que le commencement de quelque chose de bien pire.
De la lumière jaillissait toujours des colossales fissures creusées dans le sol et, des profondeurs, montaient des sons inconnus – un mélange de sifflements, de hululements et de cris stridents. Je sentais des secousses agiter les boyaux de la terre, comme le lent ébranlement de rocs qui prélude aux séismes.
« Qu'est-ce qui se passe ? » demanda un homme que je ne connaissais pas. Son bras était enfermé dans une membrane translucide qui montait lentement vers son cou. Je me demandai s'il s'en rendait seulement compte. « On dirait un nid. Ou un terrier, ou… quelque chose. »
J'ignorais tout des choses épouvantables qui pouvaient bien vivre là-dessous. Et je ne voulais rien savoir.
J'entendis une voix appeler mon nom et je vis Saijax avancer vers moi en boitillant. Son visage était rouge de sang : une blessure ouvrait son côté droit de l'œil jusqu'à la mâchoire.
Je n'avais même pas envisagé l'idée que Saijax pût saigner.
« Tu es blessé », dis-je.
« C'est pire que ça n'en a l'air. »
« Est-ce que c'est la fin ? » demandai-je.
« Pour Icathia, j'en ai bien peur », répondit-il en attrapant au passage la bride d'une monture. La bête était nerveuse, mais Saijax ne lâcha pas les rênes et il se hissa sur la selle.
« J'aurais tout donné pour voir la défaite de Shurima », murmurai-je.
« Je crains que nous n'ayons effectivement tout donné », dit Saijax.
« Mais… nous avons gagné. »
« Les Shurimiens sont morts, mais je ne crois pas que ce soit la même chose. Trouve-toi une monture, à présent, nous devons partir. »
« Partir ? Mais qu'est-ce que tu veux dire ? »
« Icathia est perdue. Tu le vois, tout de même, non ? Je ne parle pas que de la ville, mais de tout le pays. Regarde autour de toi. Ce sera notre sort à nous aussi. »
Je savais qu'il avait raison, mais m'enfuir ? Je ne savais pas si j'en étais capable.
« Icathia est mon foyer », dis-je.
« Il ne reste plus rien d'Icathia. Ou ce sera le cas très bientôt. »
Il tendit la main et je la serrai.
« Axa… » dit-il, lançant un regard à l'horreur qui se propageait. « Il ne reste aucun espoir, ici. »
Je hochai la tête et répondis : « Je suis né ici et je mourrai ici. »
« Alors accroche-toi à ce que tu es aussi longtemps que tu le pourras, petit », dit Saijax, et je sentis le poids de sa tristesse et de sa culpabilité. « C'est tout ce qu'il te reste. »
Saijax s'éloigna au galop. Je ne le revis jamais.
Mon nom est Axamuk Var-Choi Kohari Icath'or.
Je crois… Je crois qu'Axamuk était le nom de mon grand-père. C'est un nom qui a un sens, mais je ne sais plus lequel.
J'erre dans les ruines de ce qui était autrefois une grande cité. Il n'en reste qu'un immense cratère, des gravats et une déchirure dans le tissu du monde.
Je ressens un terrible vide à l'intérieur de moi.
Axamuk était un roi, je crois. Je ne sais plus où. Était-il le roi de cet endroit ? De cette ville engloutie dans les profondeurs ?
Je ne sais plus ce que veulent dire Var ou Choi. Icath'or devrait m'évoquer quelque chose, mais je ne me rappelle pas quoi. Il y a comme un néant là où florissaient autrefois mon esprit et mes souvenirs.
Mon nom est Axamuk Var-Choi Kohari.
Kohari ? Qu'est-ce que ça signifie ?
Il y a un sceau sur mon bras : une épée enveloppée dans un parchemin. Est-ce une marque de servitude ? Étais-je la propriété d'un conquérant ? J'ai le souvenir d'une fille aux yeux d'émeraude qui portait une opale en collier. Qui était-elle ? Ma femme, ma sœur ? La chair de ma chair ? Je ne sais pas, mais je me souviens de l'odeur de ses fleurs.
Mon nom est Axamuk Var-Choi.
Je le répète à temps et à contretemps, je m'accroche à lui comme si je pouvais empêcher sa lente dissolution.
Je ne veux pas l'oublier. C'est tout ce qu'il me reste.
Mon nom est Axamuk.
Je suis en train d'être effacé. J'en ai conscience, même si je ne sais pas pourquoi ni comment.
Quelque chose de terrible se débat en moi.
Tout ce que je suis est en train de disparaître.
Je me dissous.
Je m'appelle
Je m'
Je